Il y a 3500 ans en Crète, une invention provoque l’exode d’une civilisation
Des palais détruits, puis reconstruits, puis à nouveau détruits. Des habitations abandonnées par dizaines. Qu'est-il donc arrivé aux Minoens, brillante civilisation crétoise il y a plus de trois mille ans ? Une étude lève un coin du voile.
Pour retracer cette mystérieuse histoire, impossible de se passer de
l'archéologie. Car les Minoens ont beau avoir laissé des inscriptions,
celles qui datent d'avant la destruction des palais sont rédigées dans
une langue à ce jour toujours inconnue. Pas de trace non plus
d'éventuels souverains dans les splendides fresques et décorations de
cette époque.
L'archéologie, elle, est plus bavarde. Surtout depuis la découverte
de nombreux sites dans les campagnes aux alentours des palais. Ces
travaux mettent en évidence de curieuses évolutions du peuplement dans
l'île. Excepté de rares cas, le nombre de sites occupés par les Minoens a
tendance à diminuer, voire à franchement chuter au moment de
l'émergence des seconds palais.
La plupart du temps, les spécialistes du monde minoen ont fait de ces
phénomènes une lecture essentiellement politique. Ces changements
traduiraient, par exemple, des luttes entre palais concurrents, qui
aurait fini par tourner à l'avantage de l'un d'eux, Cnossos, réussissant
alors à exercer sa domination sur une grande partie de la Crète.
Mais une équipe d'archéologues de l'École française d'Athènes dirigée
par Sylvie Müller Celka, du CNRS, a fait une découverte intrigante.
Elle a constaté que le phénomène d'abandon des sites était
particulièrement marqué dans la région de Malia, sur la côte nord-est de
la Crète. Elle a montré qu'entre la période des premiers palais (ceux
détruits vers 1700 ans av. J.-C. ) et celle des seconds (ceux détruits
avant 1450 av. J.-C.), les Minoens n'ont abandonné définitivement que
des sites bien particuliers : presque tous ceux qu'ils occupaient sur
les pentes de la montagne qui domine Malia.
Pour comprendre cet abandon, les chercheurs ont examiné en détail la
géographie des lieux et la nature des terres qui s'y trouvent. Ils ont
mis en évidence trois grandes zones. En bas, ce sont les plaines de la
côte, chaudes et plutôt sèches, habitées tout au long de la période
minoenne. Le rendement des terres, sans apport important d'eau, y est
faible. Tout en haut se trouve la zone d'altitude quasi-inhabitée, où la
culture des oliviers et de la vigne est difficile, voire impossible
(au-delà de 900 mètres).
Entre les deux se placent les pentes de la montagne (entre 300 et 900
mètres d'altitude). C'est principalement cette zone que les Minoens ont
quittée à la période des seconds palais. Ces pentes sont beaucoup plus
arrosées que la plaine, et recouvertes en haut par des forêts. Les
recherches de l'équipe montrent que les populations y occupaient alors
des sites plutôt petits par rapport à ceux de la plaine. Elles y
élevaient des chèvres et des moutons, cultivaient de la vigne, des
arbres fruitiers, un peu de céréales et produisaient du miel. Dans ces
pentes en proie à l'érosion, elles exploitaient de petites parcelles
proches de leurs maisons. Elles captaient sans doute l'eau des sources
ou des torrents avec des canalisations en terre cuite, dont les
archéologues ont trouvé de nombreux fragments.
Mais alors, pourquoi cette soudaine ruée vers la plaine ? Pourquoi
quitter un milieu dont ils savaient tirer parti, pour des terres sèches
et a priori peu accueillantes ? Peut-être, proposent les
chercheurs, parce que les Minoens avaient trouvé la clé pour accéder aux
énormes réserves en eau du sous-sol crétois. Ils auraient découvert ou
importé de l'étranger le moyen de pomper la nappe phréatique. Et par là,
celui d'irriguer massivement les plaines de la côte. Donc d'améliorer
considérablement le rendement des terres basses, pour y cultiver
oliviers, vignes et légumineuses (la famille des fèves, pois, etc.).
Autrement dit, ce serait peut-être une innovation agricole aurait lancé
le signal de cet exode vers la plaine.
Mais cette hypothèse est-elle plausible ? Peut-être, car c'est
justement au début de la période des seconds palais que les Minoens
semblent avoir développé un intérêt pour tout ce qui touche à
l'hydraulique. Ces dernières années, des archéologues ont découvert des
barrages placés sur des torrents de montagne, datant de cette époque.
Ils se trouvent dans l'est de la Crète, dans la vallée de Choiromandres
et sur l'îlot de Pseira. Ces dispositifs semblent clairement avoir pour
but l'irrigation, répandant leur trop-plein dans des terrasses
agricoles situées juste à côté des barrages.
En outre, c'est à peu près à la même époque que les Minoens
commencent à creuser des puits, et donc à atteindre la nappe phréatique.
Les systèmes qu'ils utilisaient pour amener l'eau à la surface ne nous
sont pas parvenus. Étaient-ils suffisamment efficaces pour alimenter un
dispositif d'irrigation en plaine ? C'est possible, car au moins un
système rudimentaire pour pomper l'eau du sous-sol est alors connu
depuis plus d'un millénaire en Mésopotamie. C'est le puits à balancier,
où un contrepoids facilite l'ascension du seau. Il est attesté également
en Égypte durant la période correspondant aux seconds palais, alors
qu'existent justement des relations commerciales avec la Crète.
Cette intense activité hydraulique pourrait aussi être liée à une
lente détérioration du climat en Crète, ayant débuté deux mille ans plus
tôt. Des études suggèrent en effet que les étés sont devenus de plus en
plus secs. Les pluies calmes de l'hiver se seraient progressivement
décalées au début de l'automne, devenant torrentielles, entraînant
érosion des pentes et manque d'eau pour la végétation au printemps. Dans
ces conditions, la vie sur les pentes de la montagne était peut-être
devenue de plus en plus difficile avec le temps.
Si cette hypothèse est correcte, alors le phénomène d'abandon des
sites d'altitude ne devrait pas être limité à la région de Malia. Tout
semble indiquer que c'est bien le cas. En règle générale, à l'arrivée
des seconds palais, il y a nettement moins de sites occupés dans les
zones d'altitude ou à relief accidenté, alors qu'ils se développent dans
les zones de plaine (ou dont le relief permet l'irrigation et
l'agriculture intensive).
En outre, si les causes de ces déplacements étaient politiques, les
populations auraient normalement fini par revenir. Or ces sites de
montagne ne seront jamais réoccupés, ou alors bien après, plus d'un
millénaire plus tard.
Nicolas Constans
Compléments
L'hypothèse évoquée dans cet article est exposée en détail et en français dans le blog du laboratoire Archéorient par Sylvie Müller Celka.Débat
C'est là tout le sel du débat scientifique : archéologue à
l'université de Louvain, Jan Driessen, bien qu'estimant le travail de
collègues qu'il connaît depuis longtemps, fait une lecture différente
des mêmes données archéologiques. Il trouve que les preuves d'une
éventuelle irrigation des plaines sont bien minces. Les puits ? Là pour
étancher la soif des hommes, pas celle du blé ou de l'olivier.
D'ailleurs, ils sont souvent à l'intérieur des villes, pas en lisière
des champs. Le barrage de Choiromandres ou celui de Pseira ? Des cas
particuliers, construits par des habitants soumis à de très fortes
sécheresses dans des régions plus arides que les autres.
« Les puits connus sont en ville, répond Sylvie Müller Celka, du laboratoire Archéorient (Lyon), parce
que seuls les sites d'habitat ont été fouillés ! En prospection, nous
en avons repéré des centaines dans la campagne, dont certains encore en
fonction. Leur âge ne peut être précisé tant qu'on ne les aura pas
fouillés.». L'aridité particulière des régions à barrages
n'est pas démontrée selon elle. En revanche, elle convient que les
preuves d'une irrigation massive dans les plaines restent à découvrir.
L'équipe élabore actuellement de nouvelles stratégies de recherche pour y
parvenir (entre autres l'analyse des puits).
Quant à l'abandon des sites, il aurait plusieurs causes, selon Jan
Driessen. À Malia, il s'agirait plutôt de vases communicants : un site
situé sur la côte à quatre kilomètres du palais, Sissi,
aurait pris de plus en plus d'importance, ralliant les populations
locales. Il serait devenu l'un des lieux du pouvoir dans la région,
affaiblissant Malia. Cet été, Jan Driessen part justement avec son
équipe dégager à Sissi des vestiges, qui pourraient être ceux d'un
mini-palais. Pour Sylvie Müller Celka, l'importance de Sissi à l'époque
des seconds palais vient de la tendance générale qu'ont alors les
populations à se regrouper dans certains sites, qui grossissent donc en
conséquence. En outre, ajoute-t-elle, ces regroupements n'expliquent pas
pourquoi les populations n'abandonnent que les sites d'altitude à cette
époque.
Autre point soulevé par Jan Driessen : même avec une sécheresse plus
grande, il existe des sources dans ces montagnes qui pouvaient permettre
aux populations de continuer à vivre sur les pentes. « Ces massifs sont karstiques, répond Sylvie Müller Celka. Le
débit des sources, souvent sporadique, a sans doute été encore plus
limité par l'aridité grandissante. En outre, la région est sujette aux
séismes, qui peuvent facilement obstruer les galeries souterraines.
» Selon certains chercheurs, un important tremblement de terre serait à
l'origine de la destruction des premiers palais minoens vers 1700 av.
J.-C.