miércoles, 22 de agosto de 2012

BACHAR GAGNE DU TEMPS



BLOG de ”Le Monde”

Bachar Al Assad affecte l’ouverture pour gagner du temps

 

URGENT: Défection du pantalon présidentiel 5 minutes après sa désignation comme Premier Ministre

Il y a quelques jours, des Syriens annonçaient sur le mode humoristique la défection imminente de Bachar Al Assad. Certains d'entre eux auraient aimé en voir la confirmation dans la déclaration faite à Moscou, mardi 21 août, par Qadri Jamil, l'un des vice-Premiers ministres du gouvernement syrien : "le régime est prêt à discuter d'un départ du président Bachar al-Assad dans le cadre de négociations avec l'opposition". De tels propos ne pouvaient en effet avoir été inspirés à celui qui les avait tenus que par le chef de l'Etat syrien, désormais aux abois.

Il n'avait pas échappé aux observateurs que, durant la prière de l'Aïd al Fitr qui clôt le mois de jeûne de Ramadan, le président semblait par moments étrangement absent, pour ne pas dire singulièrement préoccupé. Peut-être savait-il déjà qu'il devrait se rendre le lendemain à l'aéroport pour récupérer la dépouille d'un haut personnage que - mauvais présage - toute la sollicitude et l'expertise médicale des Russes n'avaient pas suffi à maintenir en vie. Certaines rumeurs, auxquelles le vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov n'est d'ailleurs pas étranger, laissaient entendre qu'il s'agissait de son frère Maher. Il avait été grièvement blessé et il avait perdu les deux jambes, le 18 juillet, lors de l'opération contre le siège du Bureau de la Sécurité Nationale, où il participait à une réunion de la Cellule centrale de Gestion de Crise. D'autres rumeurs affirmaient qu'il s'agissait plutôt du général Jamil Hasan, directeur des moukhabarat de l'armée de l'air, lui aussi présent à cette réunion, dont la brutalité ne date pas d'hier mais dont les termes manquent pour qualifier la férocité manifestée depuis le début de la révolution contre Bachar Al Assad.

L'accélération soudaine des évènements suggère qu'il n'y avait peut-être pas lieu de choisir entre l'un ou l'autre. La mise en exergue du nom de Jamil Hasan pouvait tout simplement permettre de dissimuler le fait que Maher Al Assad, lui aussi, était passé de vie à trépas, portant d'un seul coup de cinq à sept la liste des très hauts responsables militaires ou sécuritaire tués lors  de cette opération. Pour ne rien dire des personnalités de second ou de troisième plan... Ordre a donc été donné à Qadri Jamil de se rendre à Moscou et d'annoncer, après consultation des parrains russes qui ne mènent pas la danse au seul niveau médiatique, que le départ du chef de l'Etat, un tabou absolu jusqu'à ce jour, pouvait désormais être mis sur la table d'éventuelles négociations avec l'opposition.

Ce développement inattendu trahit l'impasse et l'isolement dans lequel Bachar Al Assad constate enfin qu'il s'est fourvoyé en imaginant pouvoir faire mieux que son père, et en faisant de la violence l'unique réponse aux légitimes demandes de sa population. Il pose, sur la forme, quelques questions. Mais il indique moins de sa part une quelconque volonté de faire à son tour défection que l'adoption d'une posture lui permettant, une fois encore, de repousser les échéances et de gagner du temps. 

La première question a trait à Qadri Jamil lui-même. On remarque que, pour procéder à cette annonce, qui marque une rupture brutale avec le tabou que constituait la simple évocation d'un possible retrait du président héritier, le régime a évité de désigner un "diplomate". Bachar Al Assad en a pourtant plus d'un à sa disposition : s'il n'a pas fait défection à l'issue de la prière de dimanche dernier, Walid Al Moallem, son ministre des Affaires étrangères, aurait été tout à fait indiqué pour une telle mission ; si elle n'a pas encore obtenu sa green card et rejoint sa fille aux Etats-Unis, Bouthayna Chaaban, sa conseillère politique et médiatique, aurait été à sa place dans ce rôle ; s'il est exact, comme l'affirment à l'unisson les médias syriens, qu'il n'a pas abandonné le navire, le vice-président Farouq Al Chareh, aurait pu démontrer à cette occasion son expertise de vétéran de la diplomatie syrienne qu'il a dirigée durant plus de 20 ans.

A y regarder de près, le choix de Qadri Jamil n'a au fond rien d'étonnant. L'intéressé n'appartenant pas au parti Baath, il sera toujours possible aux dirigeants syriens de dénoncer son "initiative", si elle se révèle finalement sans suite ou contre-productive, ou s'ils décident pour une raison ou une autre de changer leur fusil d'épaule. Bref, il sera plus aisé de lui faire porter le chapeau pour des propos que sa prudence et son opportunisme naturels l'auraient dissuadé de tenir s'il n'y avait pas été invité.

Bien que revendiquant son appartenance à l'opposition - la preuve, il a longtemps porté, avant d'entrer au gouvernement, une écharpe rouge... -, il a peu à peu lié son sort à celui du régime  : en acceptant d'abord de créer un nouveau parti, le parti de la Volonté populaire, aussitôt rebaptisé "parti du String" - allez savoir pourquoi... - par ses adversaires... et nombre de ses amis ; puis en présentant des listes de candidats aux élections législatives que la totalité de l'opposition boycottait ; en se pliant ensuite aux résultats manifestement trafiqués de cette consultation, sans mettre à exécution ses menaces de démission  ; en gardant le silence lorsque, reniant une fois encore leurs engagements, les "décideurs" le privaient du perchoir de l'Assemblée du Peuple, qu'ils lui avaient fait miroiter comme prime à la participation ; et en se contentant, enfin, d'un poste de 4ème vice-Premier ministre dans le nouveau gouvernement à la tête duquel le tout puissant Mohammed Nasif Khayr Bek, conseiller sécuritaire très écouté du chef de l'Etat syrien, l'avait un temps pressenti.

L'intérêt du personnage réside, pour le régime syrien, dans les relations qu'il entretient de longue date avec les Russes et la Russie. Avec l'URSS même, dans laquelle il a jadis fait des études d'économie. Elles lui ont servi à se lancer avec un certain succès, parallèlement à ses activités politiques, dans le business. Membre du très stalinien parti Communiste syrien de Khaled Bakdach dont il avait épousé la soeur, il espérait en devenir le premier secrétaire. Faute d'obtenir le poste, confié d'abord à sa veuve, Wisal Farhat Bakdach, puis à son fils Ammar Bakdach, il a tenté, en créant le Comité national d'Union des Communistes syriens au début des années 2000, de remédier à son profit aux scissions qui affectaient depuis la décennie 1970 l'unité des communistes. Comme on pouvait le craindre, sa tentative s'est soldée par l'apparition d'un parti supplémentaire, sorte d'OVNI de la "vie politique" syrienne, si on peut dire, puisqu'il n'était ni avec le pouvoir ni dans l'opposition, ni membre du Front National Progressiste, ni composante du Rassemblement National Démocratique, et que, à l'inverse de la majorité des publications émanant de partis politiques, sa revue Qasioun était disponible dans les kiosques ou les librairies.




Durant la même période, ses affaires ont été, semble-t-il, florissantes. En 2011, il contribuait à hauteur de 700 000 dollars, à la création au Liban d'une nouvelle chaîne de télévision évidemment nommée "Al Yasariya" (Gauche ou Gauchiste). Les Syriens qui connaissent l'intéressé depuis longtemps, pour l'avoir fréquenté au sein du parti, ont mille et une histoires à raconter sur les sources d'enrichissement licites et illicites de ce millionnaire. Selon le site All4Syria généralement bien informé, il a hérité une partie de sa fortune, son père ayant travaillé comme agent en Syrie de la société russe Technoexport, et ayant servi d'intermédiaire dans l'acquisition par les Russes du terrain du quartier de Adawi sur lequel ils ont édifié leur ambassade à Damas. Ils n'ignorent pas davantage son implication dans des contrats d'armement avec la Russie, et dans le placement dans ce même pays des petites et grosses économies de plusieurs chefs de services de sécurité, retenus chez eux par les contraintes de leur statut et incapables de se faire comprendre dans la langue de Dostoïevski. Ils ne manquent pas de mettre en relation sa promotion gouvernementale avec la présence en Russie de l'un de ses frères. Il pouvait en effet être utile pour Bachar Al Assad et les siens, en ces temps d'embargo européen et américain, de disposer à Moscou d'une tête de pont dans le contournement des sanctions. Ses comptes en banque et ses relations dans les milieux les plus divers, pas toujours très orthodoxes, constituaient une ressource de première valeur. Quant à Qadri Jamil, sa présence au gouvernement, avec la double casquette de vice-Premier ministre pour les Questions économiques et de ministre du Commerce intérieur et de la Protection des consommateurs... une nouveauté en Syrie, ne manquerait pas de constituer pour lui aussi une opportunité.

Sur le fond, l'annonce de Qadri Jamil confirme ce que l'on pressentait, à savoir que le pouvoir commence à ouvrir les yeux sur la réalité de sa situation... mais qu'il est loin d'avoir rendu les armes, au propre et au figuré. En déclarant que le régime est prêt à "discuter d’un départ du président Bachar Al Assad dans le cadre de négociations avec l’opposition", mais en refusant que ce départ constitue un préalable au dialogue  et en évoquant la candidature de l'actuel chef de l'Etat à sa propre succession lors des présidentielles de 2014, il a aussitôt refermé la porte qu'il avait entrouverte. Car, ni lui, ni ceux qui depuis Damas pilotaient son intervention, ne peuvent ignorer que, depuis le début du mois de juillet 2011 - vendredi "Retrait de la légitimité" (24 juin), vendredi "Dégage" (1er juillet), vendredi "Non au dialogue" (8 juillet) -, le départ de Bachar Al Assad est devenu le préalable à toute solution. Depuis lors, la seule négociation à laquelle les révolutionnaires d'abord, les opposants ensuite, se sont dit prêts à participer devra porter, non pas sur la possibilité pour lui de se maintenir au pouvoir, mais sur les meilleures conditions possibles de transmission de son pouvoir.

Le message délivré par Qadri Jamil ne s'adresse donc pas à l'opposition, à laquelle il fait semblant de tendre la main, mais, d'une part aux Russes et aux autres soutiens de la Syrie, et, d'autre part, aux pays de l'Union européenne et aux Américains. En affectant de répondre aux injonctions concernant le dialogue, sans mentionner les préalables dont la Ligue arabe, à la fin de 2011, et les Nations Unies, au printemps 2012, avaient assorti l'envoi de leurs observateurs - retrait des militaires des villes, libération des prisonniers, autorisation aux ONG d'entrer et de travailler en Syrie... -, Bachar Al Assad fournit aux Etats qui lui apportent leur soutien inconditionnel la possibilité de faire valoir, sans bouger eux-mêmes d'un iota, qu'il est animé de bonne volonté, qu'il veut faire montre d'ouverture et de souplesse et que ses futurs interlocuteurs de l'opposition doivent démontrer de semblables dispositions. Autrement dit, il permet à ceux qui sont prêts à le croire sur parole de formuler, à l'endroit des révolutionnaires et des opposants, de nouvelles exigences.

Il espère en même temps semer le doute dans l'esprit des dirigeants européens et américain, dont il a eu tout le loisir de constater, au cours des 18 mois de crise, que "l'absence d'alternative au pouvoir en place en Syrie" et "la crainte de l'installation d'un régime islamique dans le pays", comme ils disent, les retiennent en majorité de peser de tout leur poids en faveur de son départ. Alors que son entourage se réduit comme peau de chagrin, que les défections se multiplient et s'accélèrent, que de nouveaux secteurs sont à leur tour saisis par le doute et que, en dépit de leur supériorité en hommes et en matériel, ses forces armées se sont avérées incapables de récupérer la ville d'Alep dans le délai qu'elles s'étaient elles-mêmes fixé de manière un peu présomptueuse, il croise les doigts pour que certains au moins des dirigeants occidentaux saluent son geste et plaident encore une fois en faveur d'un nouveau délai.

Alors que l'opposition a d'ores et déjà rejeté cette fausse ouverture, il est douteux que la majorité d'entre eux se laissent abuser et comprennent les déclarations de Qadri Jamil pour autre chose que ce qu'elles sont : un aveu de faiblesse et la reconnaissance par Bachar Al Assad que, désormais, seul le temps peut encore le sauver.