L’émancipation dans l’histoire
Les Lumières et la raison
Après trois décennies
de bavardage postmoderne, n’est-il pas temps de renouer avec l’héritage
des Lumières, dont la croyance en la raison humaine et en la liberté
domina le XVIIIe siècle avant d’éclairer le monde ?
Mais, pour ressusciter les Lumières, il faudrait aussi les repenser, et
donc transformer en profondeur les façons de réfléchir et d’agir de
l’homme d’aujourd’hui...
par Jacques Bouveresse,
août 2009.
De l’être humain qui n’est pas seulement rationnel, mais également
raisonnable, on attend généralement une forme de compréhension et de
tolérance à peu près illimitée à l’égard de toutes les formes de
l’irrationalité, y compris les plus aberrantes. Ce qui est permis à ses
adversaires — la crédulité, la superstition et le fanatisme — ne lui est
pas permis à lui. Il doit pratiquer le scepticisme à l’égard des
possibilités de la raison elle-même, éviter de transformer le culte de
la rationalité en une superstition d’un nouveau genre et s’abstenir de
toute espèce de fanatisme de la raison. C’est ainsi que l’on en arrive
facilement à un stade, et je crois que c’est celui où nous en sommes
actuellement, où la raison est devenue tellement soucieuse de ménager
ses adversaires et de ne pas être soupçonnée d’abuser des pouvoirs qu’on
lui attribue qu’elle ne sait plus réellement si elle peut et doit
continuer le combat qui a commencé à l’époque des Lumières.
Le projet des Lumières n’était évidemment pas séparable de la
croyance à la valeur et aux vertus de la connaissance. Mais quel degré
de confiance peut-on accorder au juste à un concept aussi problématique
que celui de connaissance ? Quine (1),
qui considère que le concept en question, aussi utile et même
indispensable qu’il puisse être du point de vue pratique, n’est
probablement, du point de vue scientifique et philosophique, ni assez
cohérent ni assez précis pour être réellement utilisable, s’est demandé à
qui profite, pour l’essentiel, cette situation. Et il observe avec
justesse que « les créationnistes ont pu
défier les évolutionnistes d’autant plus facilement que ces derniers, en
tant que scientifiques, répugnaient à revendiquer une certitude
absolue. Les créationnistes pouvaient dès lors répondre que leur théorie
méritait autant d’attention que sa rivale, puisqu’on ne savait pas avec certitude si la théorie de l’évolution était vraie. Les défenseurs de la religion et les occultistes [sur d’autres fronts] puisent aux mêmes sources pour galvaniser leurs troupes (2) ».
Puisque, de l’aveu même de ceux qui la défendent, la théorie de
l’évolution n’est qu’une hypothèse, on a le droit, estime-t-on, de lui
en préférer d’autres, en l’occurrence celles de la religion, à ceci
près, bien entendu, qu’il ne s’agit justement pas d’hypothèses, dont il
faudrait alors se demander réellement de quelle façon et dans quelle
mesure elles ont été testées et confirmées, mais bel et bien de
certitudes et même de certitudes absolues. Le résultat de cela est une
situation complètement asymétrique dans laquelle des gens qui réclament à
cor et à cri une égalité de traitement complète pour leurs théories,
mais à qui il ne viendrait jamais à l’esprit d’envisager la possibilité
qu’elles comportent une dimension hypothétique quelconque, se permettent
de rappeler constamment aux défenseurs de la raison et de la science
qu’ils ne proposent en fin de compte que des hypothèses, et non des
connaissances véritables.
Certains diraient sans doute que, si la raison se trouve contrainte
aujourd’hui de faire preuve d’une humilité aussi grande, c’est justement
parce que, dans la période qui s’est écoulée depuis l’époque des
Lumières, la rationalité a triomphé de façon tellement exclusive qu’elle
a donné naissance pour finir à une forme de dictature qui s’est révélée
au moins aussi insupportable et dangereuse que celles qu’elle avait
combattues et supplantées auparavant. Mais je dois avouer que je ne suis
jamais parvenu à considérer cette idée autrement que comme une histoire
que beaucoup de nos contemporains et en particulier beaucoup de
philosophes aiment à se raconter, mais qui ne résiste pas un instant à
un examen sérieux.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, les progrès de la science
et de la technique ne semblent guère avoir incité les hommes à penser,
sur les questions les plus importantes, de façon différente et plus
rationnelle. On pourrait même être tenté de donner plus que jamais
raison à Lichtenberg (3), quand il remarque qu’« une
des applications les plus étranges que l’homme ait faites de sa raison
est sans doute celle de considérer comme un chef-d’œuvre le fait de ne
pas s’en servir, et, né ainsi avec des ailes, de les couper et de se
laisser tomber comme cela du premier clocher venu (4) ».
Il est surprenant de constater à quel point les façons de penser de
l’homme d’aujourd’hui et le mode de fonctionnement de l’intellect
contemporain sont restés au total peu affectés par les transformations
que le triomphe supposé de la raison et de la science a suscitées. Ceux
qui se plaignent de l’hégémonie ou, comme on dit aussi, de la tyrannie
de la raison parlent donc d’une prise de pouvoir qui, même si elle a été
voulue ou, en tout cas, rêvée à un moment donné, n’a en réalité
probablement jamais eu lieu. Non seulement l’idée de s’en remettre
essentiellement aux lumières de la raison pour décider les questions
cruciales, aussi bien dans le domaine de la morale que dans celui de la
connaissance, est loin de s’être imposée dans les faits, mais elle est
même, d’une certaine façon, devenue tout à fait incongrue et presque
incompréhensible.
En 1787, quand Lichtenberg commente longuement une des estampes les plus célèbres de Hogarth (5), qui a été gravée en 1762 et qui s’intitule Crédulité, superstition et fanatisme,
il a le sentiment que, dans les dernières années du XVIIIe siècle
finissant, la raison, qui venait à peine de s’éveiller et de prendre
conscience de ses forces, est déjà sur le point d’être submergée par une
vague de non-sens, d’absurdité et de folie qui menace de tout emporter.
Et il constate que le spectacle qu’a dépeint Hogarth et qui a de quoi
faire frémir a malheureusement peu de chance de convaincre d’autres gens
que ceux qui étaient déjà convaincus : « C’était ainsi et c’est ainsi — et cela restera ainsi ; cela accroît l’horreur et l’épouvante (...) mais
peut-être en est-il ainsi de toute satire, elle est faite davantage
pour l’avertissement de ceux du dehors que pour l’amélioration de ceux
du dedans (6). » On pourrait appeler cela le cri de désespoir de l’Aufklärer, car le pari de l’Aufklärung, qui semble à Lichtenberg déjà sur le point d’être perdu, était justement que cela ne sera pas toujours ainsi.
Ce que Musil (7) a appelé, dans L’Homme sans qualités, l’« homme indéfini » ou peut-être, plus exactement, l’« homme imprécis »,
dont le type est aujourd’hui dominant, n’était pas l’homme dont la
notion est devenue indéfinie ou indéterminée, une situation qui pourrait
avoir un certain rapport avec ce qu’il désigne comme l’avènement des
hommes sans qualités, mais l’homme des notions indéfinies ou des
concepts imprécis. Paul Valéry, dans ses réflexions sur le monde
contemporain, a évoqué à différentes reprises l’idée d’une sorte de « crépuscule du vague »,
dont le territoire est aujourd’hui de plus en plus menacé et rétréci
par les conquêtes que le langage du nombre et de la mesure effectue dans
tous les domaines. Mais Musil semble avoir été frappé plutôt, pour sa
part, par ce que l’on pourrait appeler une sorte de revanche de
l’incertain, de l’indécis et du vague, qui a commencé à se manifester
très tôt. On pourrait croire que l’homme imprécis a dû à un moment donné
céder sa place à l’homme exact, dont on répète souvent, généralement
pour le déplorer, qu’il domine aujourd’hui le monde. Mais c’est
certainement une illusion.
L’idée que l’exigence de précision a conquis aujourd’hui à peu près
tous les secteurs de l’existence et que l’homme exact a fini par imposer
partout sa loi (ou sa tyrannie) me semble, elle aussi, faire partie
avant tout des légendes avec lesquelles l’homme contemporain joue de
temps à autre à s’effrayer lui-même. Il s’agit évidemment bien moins de
décrire correctement la réalité d’aujourd’hui que de faire passer le
genre de frisson que suscite la lecture d’une histoire horrible dans
laquelle le héros se trouve dépossédé pour finir de tout ce qu’il
croyait posséder justement de plus précieux. Il n’y a, heureusement,
guère de risque réel que les hommes imprécis, qui continuent à occuper
fermement ce qu’on pourrait appeler le haut du pavé de la culture
contemporaine, en soient un jour chassés. Si c’est de l’humain que l’on
cherche — et comment pourrait-on renoncer à le faire ? —,
un bon lieu commun, comme le dit Musil, est toujours plus humain qu’une
découverte nouvelle, surtout s’il s’agit d’une découverte scientifique.
La science semble être par essence une espèce d’agression délibérée
et systématique contre toute espèce d’idéalisme. Mais Musil était
convaincu qu’une autre conception de l’idéal aussi bien que de la
science pourrait sans doute permettre de les réunir un jour. Une
réconciliation de cette sorte supposerait, toutefois, une concordance,
plus que jamais improbable, entre l’expérience du spécialiste et celle
du profane. Or le divorce n’a vraisemblablement jamais été aussi radical
et peut, du reste, être entériné et même encouragé de bien des façons
par le comportement des spécialistes eux-mêmes. On pourrait parler, en
effet, d’une discordance méthodologique et épistémologique radicale
entre le rationalisme, le scepticisme et le pragmatisme dont ils font
preuve dans leur propre domaine et la tolérance ou même la complaisance
qu’ils sont capables de manifester en quelque sorte par compensation,
dès qu’ils sortent des limites étroites de celui-ci, envers les façons
de penser, les croyances et les certitudes les moins fondées et même les
plus irrationnelles de l’homme ordinaire.
C’est un peu comme si la
science tenait d’une certaine façon à s’excuser, auprès de ceux qui
prétendent en savoir beaucoup plus qu’elle, de savoir elle-même aussi
peu de chose (et en même temps, d’en savoir d’une certaine façon déjà
beaucoup trop).
Il semble que le savoir ne soit plus, depuis un bon moment déjà, la
chose à laquelle on aspire et que l’on cultive pour elle-même, mais une
chose que l’on cherche plutôt à éviter, au profit d’une autre,
considérée comme plus importante, que l’on peut appeler, au sens le plus
large du terme, le salut. Comment peut-on expliquer sans cela le fait
qu’un âge qui était supposé être celui de la raison et de la science ait
engendré aussi naturellement et aussi facilement la vénération pour les
dictateurs (sans oublier, bien entendu, les dictateurs intellectuels),
les « guides », les « chefs », les gourous, les prophètes et les rédempteurs de toutes sortes ?
Musil observe que ce fut une période réellement messianique que celle
qui a précédé immédiatement la première guerre mondiale. C’est encore un
point sur lequel les choses n’ont manifestement pas beaucoup changé :
les débuts du troisième millénaire ont été, eux aussi, très messianiques
et, avec la situation de crise dans laquelle le monde est en train de
s’enfoncer, on peut craindre que la suite ne le soit encore davantage.
Mais nous sommes à présent au début du XXIe siècle et apparemment
entrés dans une phase où l’idée d’une réappropriation de l’héritage des
Lumières ne semble plus aussi irrecevable. En 1992, Wolf Lepenies (8) concluait ainsi la série de leçons qu’il a données au Collège de France sur le thème « Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? » : « Que
nous reste- t-il maintenant que le bavardage postmoderne a non
seulement perdu toute justification, mais manqué l’occasion même qui lui
était offerte ? Ce qui nous reste
maintenant, c’est de nous souvenir d’un héritage intellectuel que nous
n’osions pas appeler par son nom. Celui des Lumières. Non qu’il faille
simplement les ressusciter, mais il faut les repenser (9). »
J’ai toujours été convaincu personnellement que nous n’avons
effectivement pas d’autre choix. Mais je ne suis malheureusement pas
aussi optimiste que semble l’être Lepenies. D’une part, le fait que le
bavardage postmoderne ait perdu à peu près toute justification ne
l’empêchera sûrement pas, pendant longtemps encore, de rester aussi
assourdissant. D’autre part, il y a malheureusement loin entre l’idée
d’un retour aux Lumières comme mot d’ordre susceptible de séduire à
nouveau une partie du monde intellectuel et le genre de transformation
qu’il faudrait s’efforcer de produire dans les façons de penser et
d’agir de l’homme d’aujourd’hui pour commencer à lui donner une réalité.
Jacques Bouveresse
Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance.
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(1) Willard Van Orman Quine (1908-2000), logicien et philosophe américain (toutes les notes de cet article sont de la rédaction).
(2) W. V. Quine, Quiddités. Dictionnaire philosophique par intermittence, traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet et Thierry Marchaisse, Seuil, Paris, 1992.
(3) Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), philosophe, écrivain et physicien allemand.
(4) Georg Christoph Lichtenberg, Schriften und Briefe, Carl Hanser Verlag, Munich, 1968.
(5) William Hogarth (1697-1764), peintre et graveur anglais.
(6) Lichtenbergs Hogarth, présenté par Walter Promies, Carl Hanser Verlag, Munich-Vienne, 1999.
(7) Robert Musil (1880-1942), écrivain et dramaturge autrichien.
(8) Wolf Lepenies (né en 1941), sociologue allemand.
(9) Wolf Lepenies, Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? Les intellectuels et la politique de l’esprit dans l’histoire européenne. Chaire européenne du Collège de France 1991-1992, Seuil, Paris, 2007.
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