Le Corbusier, un personnage complexe qui prête à la polémique
Le Monde.fr
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Par Nicholas Fox Weber
À intervalles réguliers, le
flirt que Le Corbusier entretenait avec l’extrême droite redevient un
sujet d’étonnement pour le public et la presse. Un nouvel épisode du
genre se joue en ce moment, comme si les faits n’étaient pas connus
depuis longtemps.
Dès 1928, Georges Valois, le fondateur du mouvement fasciste français le Faisceau, affirme les « grandes conceptions » de l’architecte « expriment la pensée fondamentale du Fascisme, de la révolution Fasciste ». L’urbanisme de Le Corbusier enthousiasmait les « camarades » de Valois, qui, « face à la ville de demain – grande, magnifique, rationnelle et remplie de foi – voyaient se matérialiser leur propre rêve ».
Tout comme l’on savait de longue date que Pierre Winter, chef
chirurgien de la faculté de médecine à Paris et créateur du parti
fasciste révolutionnaire, était un fervent défenseur de la « ville
radieuse » de Corbu, les deux hommes étaient même amis. On peut en dire
autant de deux autres figures du fascisme français Marcel Bucard et
François de Pierrefeu. Rien de nouveau.
N’est-il pas paradoxal de
voir aujourd’hui Le Corbusier conspué à cause de son allégeance au
fascisme alors que, de son vivant, c’était ses liens avec la gauche qui
lui valaient des reproches ? Quand, en 1928, Le Corbusier travaillait à
la conception d’un nouveau siège pour la Ligue des Nations, le journal
de sa ville natale l’accusa d’avoir « certaines tendances distinctement communistes ». En 1930, ses livres furent interdits en Allemagne pour cause de bolchevisme, on disait de lui qu’il était le « Lénine de l’architecture ». La campagne de dénigrement à son encontre fut d’une telle violence que l’architecte Frantz Jourdain (1847-1935) y vit « une seconde affaire Dreyfus ».
COMPATISSANT ET MONSTRUEUX
Quelle
opinion un tel personnage, comparé à une victime fameuse de
l’antisémitisme, entretenait-il envers les juifs ? Alors qu’il était
encore un jeune homme, et qu’il n’avait pas encore pris le nom Le
Corbusier, Charles-Edouard Jeanneret écrivit une lettre à ses parents à
propos d’une famille juive qui était parmi ses premiers clients. Seuls
des « Israélites » étaient suffisamment cultivés et courageux
pour l’embaucher, disait-il, les protestants, comme sa propre famille,
n’avaient pas le même sens artistique ni le courage de la famille
Schwob, plus éclairée. Mais son avis sur les juifs variait.
Il
emménage à Vichy tout juste après l’arrivée de Pétain au pouvoir mais ne
se fixe pas vraiment dans cette ville et multiplie les déplacements. Il
écrit de nombreuses lettres dans les hôtels de Vichy, les références au
« Grand M » (le maréchal Petain), à Joseph Darnaud et d’autres
figures du fascisme y sont nombreuses. Dans cette correspondance, Le
Corbusier se montre tour à tour compatissant et monstrueux. En
octobre 1940, il écrit dans une lettre adressée à sa mère, « Les
juifs subissent un très mauvais traitement. Je suis parfois contrit sur
ce sujet. Mais il semble bien que leur soif d’argent ait corrompu le
pays. »
Corbu faisait souvent des généralisations ridicules.
Après une visite à New York à la fin des années 1940, il écrivit à sa
mère, « les Américains : pas de tête, pas de cœur, pas de couilles ».
Et il pouvait se montrer inconséquent. Il voulait travailler avec
Pétain et Mussolini, mais il détestait Hitler. Il ne voyait pas de
contradiction à proposer ses services à Lénine ainsi qu’au président des
États-Unis, qu’il nommait par erreur Rockefeller, alors qu’il
s’agissait de Roosevelt. Il ne s’occupait pas des opinions des hommes
puissants, seulement des opportunités architecturales qu’ils pouvaient
lui offrir. Nehru ne fut son allié que de manière momentanée.
FUNÉRAILLES DE CARNAVAL
Ses
rapports avec les animaux étaient plus simples. Il adorait ses chiens
schnauzers et les oiseaux. Avec sa femme, ils croyaient même avoir
domestiqué une mouche qu’ils avaient baptisée Titaine. Le Corbusier
pouvait être despotique et méchant, mais Joséphine Baker, avec qui il
eut une courte liaison, le trouvait « gai et simple » et le décrivait comme « un homme de cœur ».
Les
rumeurs sur Le Corbusier ne manquent pas et la haine qu’il suscite fait
partie de son charme. Il ne voulait pas raser Paris, et bien qu’il
utilisât une fois l’expression « machine à habiter », il
estimait avoir été mal compris et détestait ce concept. Les intentions
de Le Corbusier étaient, avant tout, de permettre au plus grand nombre
de profiter de l’horizon, de voir le ciel, de jouir de vues magnifiques
et de logements spacieux, propices à la convivialité ainsi qu’au
recueillement. Il s’est fait architecte pour donner de la joie.
Corbu
pensait que ses funérailles seraient un carnaval, que le public qui
l’avait tant critiqué finirait, après sa mort, par le glorifier. Il
avait raison. Lors de la cérémonie, qui se déroula sous le regard des
caméras de télévision dans la grande cours carrée du Louvre, deux milles
personnes étaient présentes. Peu avant l’événement, André Malraux avait
annoncé qu’il verserait de l’eau du Ganges sur le cercueil de Corbu.
C’était en fait de l’eau provenant du robinet des toilettes de
l’ambassade indienne à Paris. Je ne sais pas si la terre dispersée sur
son cercueil était de l’Acropole, comme cela devait être fait, ou du
jardin du Luxembourg...
Ce qui est surprenant pour moi, qui suis un étranger, est l’arbitraire avec lequel on lance des accusations d’antisémitisme.
Le
peintre Balthus était l’un des antisémites les plus acharnés que j’ai
connu. Le premier jour de notre rencontre, je lui ai dit que nous étions
tous les deux des descendants de juifs de Breslau. Il m’a dit, de
manière très aimable, comme s’il guidait un enfant vers la vérité, que
je relayais une erreur commise « par votre New York Times, mon cher Monsieur Weber ».
La confusion provenait du fait que le nom de jeune fille de sa mère
était Spiro, et son père était proche du peintre Eugen Spiro, qui était
bien juif, mais Eugen n’était pas le frère de sa mère. Sa mère était en
fait une huguenote d’Alsace.
Le lendemain, Balthus a dit qu’il avait réfléchi sur l’erreur concernant ses origines. « Bien
sûr si je l’étais, ce serait de mauvais goût de le nier. Le violoniste
et chef d’orchestre américain Yehudi Menuhin, qui habite près d’ici, à
Gstaad, est un bon ami. » Il m’a par la suite affirmé que sa mère était une catholique du midi.
PERSONNALITÉ À MULTIPLES FACETTES
J’ai
passé dix jours en sa compagnie. Pendant ce séjour, Balthus disait d’un
conservateur que nous connaissions tous les deux qu’il était « un affreux petit Juif ».
Il estimait que la Californie et Israël devraient être rayés de la
planète. Il disait aussi qu’il descendait directement de Lord Byron, des
Romanov, des Poniatowski et des Radziwill, de l’aristocratie russe et
polonaise. Il s’inventa même un titre – le Comte de Rola. J’étais
surpris de voir qu’après sa mort, que différents journaux continuaient
d’utiliser ce titre et d’affirmer qu’il provenait « d’une famille de la noblesse polonaise ».
Personne ne se souciait – à ce temps ou auparavant – de son
antisémitisme. Personne n’a rappelé que l’un de ses aïeux les plus
distingués, le père de sa mère, était un chantre à la synagogue à
Breslau.
Quand Balthus m’a raconté qu’il avait signé quelques dessins réalisés par une ancienne maîtresse. « Pourquoi pas ? », disait-il, elle avait besoin de l’argent et c’était génial si ses dessins passaient pour les siens aux yeux des « juifs à New York qui ne voient pas la différence ».
Tout
cela étant dit, comme Le Corbusier, Balthus était extrêmement doué.
Quand il était jeune, il peignait comme un ange, avec une appréciation
profonde pour la « beauté mozartienne » du monde et un sens artistique phénoménal.
Les
individus sont complexes et ces deux génies avaient une personnalité à
multiples facettes. Mais ce qui est troublant est comment la presse
française et le public adoptent une position inflexible pour juger des
autres. Les critiques pourraient aussi bien se concentrer sur Le
Corbusier et son intérêt pour l’idéalisme Russe des années 1930 – il
bâtit avec enthousiasme à Moscou – ou rappeler comment les habitants de
Marseille ou de Chandigarh ont apprécié son architecture. Pourquoi
est-il soudainement à la mode de le calomnier ?
(Traduit de l’anglais par Anna Windemuth et Marc-Olivier Bherer)
Nicholas Fox Weber est l’auteur de C’était Le Corbusier, (Fayard, 2009) et de Balthus (Fayard, 2003).
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