domingo, 2 de noviembre de 2014

La barbarie Boko Haram







L’onde de choc des conquêtes de Boko Haram

LE MONDE - Johannesbourg
1/11/2014 - Jean Philippe Rémy


La peur dans son corps, la douleur dans ses membres, dit-elle, « refusent de la quitter ». Mais cette jeune femme originaire du sud du pays, chrétienne, réalise peu à peu à quoi elle a réussi à échapper en parvenant à s’évader de Mubi, la ville du nord-est du Nigeria prise par les hommes de Boko Haram mercredi. Jointe au téléphone à son arrivée à Yola, capitale de l’Etat nigérian d’Adamawa, elle raconte la journée passée dans la ville sous contrôle de Boko Haram : « Ils ont commencé à faire du porte à porte dans le quartier (proche de l’université de l’Etat où des centaines d’étudiant ont été pris au piège). Ils criaient, donnaient des ordres. Ils disaient aux hommes et aux femmes de se séparer. Ils voulaient que les chrétiens se convertissent tout de suite (à l’islam). On entendait des coups de feu, des cris. Ils se sont arrêtés à la nuit. » A l’aube, elle a pris la route, « avec juste mon pantalon, ma chemise et mes chaussures aux pieds. » Il a fallu marcher des heures, se cacher, éviter les patrouilles de Boko Haram aux alentour de la ville où ils se sont matérialisés en force.

Au terme d’une marche forcée, elle a réussi à atteindre un village et à y louer à prix d’or les services d’un moto-taxi, qui l’a emmenée jusqu’à Gombi, à cinquante kilomètres de Mubi. C’est là que l’essentiel des militaires en fuite se trouvent à présent, dans une « désorganisation stupéfiante » selon une source sur place. Le premier réflexe des soldats a été d’y renforcer… les nombreux check points qui paralysent un peu plus la circulation des personnes déplacées. Et où le racket prospère. Une bonne source analyse : « Si Boko Haram attaque Gombi, ils prendront cette ville sans la moindre difficulté. 

Mais les hommes de Boko Haram ont-ils intérêt à poursuivre au delà de Mubi, après cette prise de premier ordre. Jamais encore ils n’ont conquis par les armes une agglomération de cette taille au Nigeria. Dans un pays où tout est grand (plus de 170 millions d’habitants, première économie du continent, premier producteur de brut), Mubi n’échappe pas à la règle et n’a rien d’une petite bourgade.On y vient de tous les pays voisins pour un gigantesque marché aux bestiaux qui se tient le mercredi (jour de la prise de la ville) au cœur d’une immense région d’élevage. De plus, la contrebande d’essence et de produit divers avec le Cameroun voisin (« moins de 19 kilomètres » par les chemins de traverse que ne bornent aucune clôture, nous assurait sur place un contrebandier mardi) rend l’économie un peu plus florissante.

« CASSE DU SIÈCLE»

Toute cette activité explique la présence de nombreuses banques alignées dans la principale artère de la ville. A leur échelle, les insurgés de Boko Haram (en réalité le groupe se nomme Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad) viennent donc d’y réaliser leur « casse du siècle. » Ils ont aussi pillé certaines habitations, mais surtout des bâtiments administratifs, jusqu’au palais de l’émir, qui se trouvait par chance en pèlerinage à La Mecque, et sur lequel ils ont hissé leur drapeau noir. Ils ont aussi pris presque sans combattre la caserne de police, et le camp militaire dans le centre. La veille, nous avions couché dans un hôtel désert juste à côté. Le climat y était délétère. le seul client était un soldat blessé. Ses camarades venaient de quitter la ville sans donner d’explications aux autres unités. La panique n’était déjà pas loin. Mercredi, les soldats qui restaient à Mubi ont peu combattu. Ceux qui restaient ont très vite enlevé leur uniforme et pris la route de Yola, quand ils le pouvaient, ou poussé vers la frontière camerounaise, noyés dans le flot de ceux qui ont eu la chance, dans cette ville de 200 000 habitants, de fuir assez vite.

En l’espace de quelques heures, un piège s’est refermé. Dans un premier temps, les hommes de Boko Haram ont établi leurs propres barrages et laissé passer ceux qui tenaient à fuir par la route, se bornant à confisquer les puces des portables pour éviter les communications. « On était encore en ville en se demandant comment régir, s’il fallait rester ou fuir, raconte ce notable de Mubi, joint au téléphone après son arrivée à Yola. Et puis on a vu les avions et les hélicoptères de l’armée bombarder dans le secteur de la caserne. On ne comprenait plus rien. Les soldats avaient fui, et maintenant l’armée bombardait la ville en tuant des civils, alors que Boko Haram commençait à mettre des barrages et fermer les accès. Là, j’ai compris qu’il fallait partir vite, très vite. » 

A une dizaine de kilomètres de Mubi, se trouve le village d’origine du chef d’état-major de l’armée nigériane, le maréchal Alex Badeh, celui qui avait annoncé solennellement, le 17 octobre, un cessez-le-feu négocié au Tchad avec Boko Haram prévoyant la libération des 219 lycéennes de Chibok enlevées six mois plus tôt. Ce village, Wimtin, devait être spécialement protégé, avec des blindés, des troupes aguerries et de l’artillerie, selon des sources locales. Or, Wimtin a également été envahi sans coup férir. La maison du maréchal Badeh (silencieux depuis, comme toute la haute hiérarchie militaire nigériane) a été pillée. Une humiliation, en plus de la défaite.

UN MOUVEMENT « GLOCAL »

Ces dernières semaines, de nombreux « experts », essentiellement étrangers répétaient en boucle que le mouvement djihadiste, affaibli, allait demander grâce et que les négociations, au Tchad, étaient la bonne voix pour un règlement négocié de l’insurrection. Sans doute avaient-ils négligé de regarder la situation dans l’Adamawa. Boko Haram est l’incarnation d’un groupe « glocal » : à la base, une très forte implantation locale, avec l’implication toxique de responsables politiques nigérians qui jouent de la violence comme d’un mode d’expression, en vue notamment des prochaines élections (février). Parallèlement, les dirigeants de Boko Haram sont accrochés, même avec une certaine distance, avec la scène djihadiste mondiale. Abubakar Shekau, en août, a affimé jeter les bases de son propre califat. A la façon de ISIS/ISIL/daesh. Boko Haram n’a jamais, par ailleurs, reçu officiellement de réponse à sa promesse d’allégeance à Al-Qaida, dont la direction juge peut-être le groupe nigérian un peu trop démentiel dans ses méthodes (beaucoup de musulmans tués pour des raisons qui ne relèvent pas de la théologie, mais du pur exercice de la terreur).

Le groupe est aussi scindé en factions. Y a-t-il eu récemment un mouvement pour ressouder ces factions (cinq à sept, peut-être, à une époque, dont Ansaru, une semi-dissidence plus proche d’Al-Qaida, et très impliquée dans les affaires d’otages, pour des raisons de financement plus proches de « l’orthodoxie » d’Al-Qaida). Ce rapprochement, confirmé par une bonne source au sein du bureau du conseiller national à la sécurité (NSA) rattaché à la présidence du Nigeria, ne plaide pas pour un affaiblissement de Boko Haram, mais indique plutôt une forme de réorganisation.

A Abuja, des sources locales bien informées, dont l’une impliquée dans un processus de négociations précédent, estiment que le canal utilisé pour négocier au Tchad est incapable de régler la question. Dans l’ombre, son animateur, l’ex-gouverneur de l’état de Borno, Ali Modu Sheriff, proche du pouvoir tchadien, est soupçonné de jouer double-jeu, en restant proche de certains groupes de Boko Haram tout en jouant un rôle primordial dans la négociation.

L’opposition, l’APC, a rejoint les rangs du parti au pouvoir du président Goodluck Jonathan. C’est une grosse prise dans la perspective des élections. Mais cela ne fait pas automatiquement avancer le processus de négociation.

Officiellement, l’homme en charge de ces négociations est Hassan Tukur, le chef de cabinet privé du président Goodluck Jonathan. Dans le passé, M. Tukur a été diplomate, et l’un des acteurs de la mise en place d’un accord pétrolier (obtenu sous la contrainte) avec le petit archipel voisin de Sao Tome. Ce n’est donc pas un militaire. Et au sein de l’armée, estiment des sources concordantes, cela constitue déjà un problème. De plus, la base de l’accord hypothétique avec Boko Haram repose sur une libération en masse de prisonniers, des commandants insurgés, des hommes de la base et leurs proches, mélangés à des innocents (les forces de sécrité ne font pas dans le détail, on trouve des femmes et des enfants dans leurs geôles).

Ainsi que sur le versement de très fortes sommes d’argent. Les officiers supérieurs sont hostiles à la libération de prisonniers, et leur avis est d’autant plus important qu’un bon nombre de ces prisonniers sont justement détenus dans des camps militaires. Pour ceux qui croupissaient sans le moindre contact avec l’extérieur dans celui de Mubi, l’affaire est réglée : ils ont été libérés par les insurgés et même pu, s’ils le souhaitaient, participer au pillage de ce même camp, où les Hilux de Boko Haram ont été chargés jusqu’à la gueule d’armes et de munitions.

CALVAIRE

Vendredi soir, le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau est venu donner un dernier coup de poignard aux espoirs de libérations négociées pour les lycéennes de Chibok, en affirmant dans une vidéo, que Boko Haram n’était engagé dans aucun processus. Deux jours plus tôt, contacté à Dubaï où il s’est exilé, Ahmad Saldika, un journaliste nigérian très proche de la direction de Boko Haram, affirmait au sujet des émissaires qui discutent au nom des insurgés au Tchad : « On n’a jamais entendu parler de ces gens-là ! »

Coupés du monde, les habitants de Mubi, dans le nord-est du Nigeria, continuent de vivre leur calvaire. Le Nigeria ne semble pas avoir pris la mesure de l’avancée de Boko Haram dans l’Etat d’Adamawa. Ni du fait que cette avancée s’est faite avec une facilité déconcertante. Selon des témoignages recueillis par Le Monde la veille encore de l’attaque à Mubi, des sympathisants ou des membres de cellules de Boko Haram étaient nombreux en ville. Un couvre-feu y avait été décrété après sept heures du soir. Il était interdit de sortir de chez soi jusqu’à l’aube, mais des militants – Le Monde a pu en croiser par hasard –, semblaient s’y promener en toute tranquillité.

Mubi n’est pas la seule ville où se trouvent des « infiltrés » dans la région. Gombi, où s’entassent déplacés et militaires en déroute, en fait également partie. C’est là qu’un Allemand a été enlevé en juin, comme l’a rendu public Abubakar Shekau (jusqu’ici, l’information était demeurée confidentielle, pour faciliter d’éventuelles négociations). A Yola, malgré les barrages qui empoisonnent la vie des habitants, contraints de passer des heures sous un soleil de plomb à attendre leur tour de se voir extorquer de l’argent, la situation n’est peut-être pas si différente. Les hommes de Boko Haram, discrètement, vont y faire leurs courses pour tout ce qui leur manque dans leur « mini-califat » en pleine expansion territoriale, depuis la nourriture jusqu’aux pièces détachées pour leurs véhicules.

 
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