sábado, 7 de noviembre de 2015

JE SUIS CHARLIE...




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Blogs de “ Le Monde”
25 Août 2015


“Nous ne pouvons plus ignorer le poids du fait religieux”

« Si la foi peut justifier le sursis de l’espoir, l’athéisme légitime de parler d’opium à son propos. Symétriquement, il devrait être du devoir des croyants de respecter le droit tout aussi absolu à l’indifférence, à la non croyance, et à la libre pensée », estime ce lecteur – l'un des auteurs du livre “Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin) –, qui souligne combien, plus que jamais, « nous avons besoin, de part et d’autre, de nous aider ou de nous faire aider ».

 

Alors que les passions se déchaînent, attisées par les habituels populismes, à propos des dérives de certains musulmans radicaux plus ou moins révoltés par les excès et l’indécence du néo-libéralisme triomphant (de Pékin à Londres, en passant par Moscou, Johannesburg ou New-York), il faut peut-être essayer de regarder ces dérives, et le réel danger que représente le djihadisme militant pour notre mode de vie, voire notre survie en ce monde, du point de vue de ceux qu’elles tentent à des degrés divers, le plus souvent heureusement sans passage à l’acte. Il y a parmi eux, comme chacun sait, un certain nombre de convertis plus ou moins récents. Nous ne pouvons plus ignorer, dans cette perspective, le poids du fait religieux.

La religion est d’abord une forme de lien, social et culturel, mais pas seulement (latin relegere, “assembler de nouveau”), qui aide puissamment à serrer les rangs contre l’adversité, et le malheur dont les hommes en général sont frappés. C’est l’ultime « chaîne sociale » de Leopardi, quand on ne tient plus à grand chose (Le genêt ou la fleur du désert, 1836), dans l’individualisme forcené du monde moderne ; mais enrichie, augmentée pour les croyants – dont Leopardi n’était pas – d’une promesse de justice, de compensation, de revanche et de reconnaissance dans un au-delà (futur). Or, de façon très générale, c’est bien de reconnaissance que la majorité des jeunes tentés par le djihad en Syrie ou ailleurs, ont besoin ; on le voit assez clairement depuis les « événements » des banlieues en 2005, même si trop peu de politiques semblent en avoir pris la mesure. 

La religion reste par là aussi, bien sûr, une cause de résignation et de procrastination presque infinies : et donc, sinon « le » (comme quelqu’un a dit), à tout le moins « un opium du peuple ». Un terrible motif d’espérance, si l’on préfère, qui enchaîne et contre lequel il y a bien peu à argumenter. Une espérance, singulièrement, pour le peuple opprimé et souffrant des plus malheureux, victimes de l’histoire, de l’exploitation ou de la vie (grands malades, vieillards…), exclus ou discriminés à titres divers, « damnés de la terre » (Franz Fanon). En cela, sa propre croyance – la foi – est une affaire privée, éminemment libre et respectable en chacun. Ce respect absolu est même au fondement de toute laïcité.

Symétriquement, il devrait être du devoir des croyants de respecter le droit tout aussi absolu à l’indifférence, à la non croyance, et à la libre pensée. Si la foi peut justifier le sursis de l’espoir, l’athéisme légitime de parler d’opium à son propos.

Il y a aussi – à la marge et comme sur les pourtours des religions – le vrai pouvoir diffus d’un sentiment transcendant, le refus de l’anéantissement et de l’abrasion totale dans le rien. Un poète (croyant) exprimait cette folle utopie d’une forme de renaissance – ou résurrection –, vivace en ceux qui l’attendent, disait-il,

“peut-être non pour eux, mais pour leurs mères,
pour un père, et d’autres qui furent chéris
avant de devenir éternelles flammes”
(Paradis, XIV, 64-66)

Voilà qui ne fait de mal à personne, ne donnant lieu d’ailleurs à aucune déduction ou injonction dogmatique. Mais nous étions là, avec Dante, au paradis : autant dire en un lieu réservé, ainsi que peuvent et doivent être les lieux des cultes. Là où des croyants peuvent suivre tout rituel qui bon leur semble, librement ; de même que, dans l’espace public, les non-croyants doivent pouvoir se livrer à la critique, en ce domaine comme en tant d’autres, voire à la caricature (avec les seules limites de la liberté d’expression). 

Caricaturer ne signifie rien d’autre que “charger le trait” (italien caricare), en principe pour faire rire – notons au passage que Muhammad était un homme, un prophète, et non une divinité.

S’il était possible de trouver un accord sur ces simples prémisses, nous pourrions non seulement aboutir à un dialogue moins dramatisé, mais peut-être nous aider mutuellement à sortir de ce qui ressemblera de plus en plus à une impasse culturelle – d’aucuns n’hésitent pas à dire « de civilisation ». C’est dans des moments de tension extrême que chaque antagoniste a besoin de comprendre et d’essayer d’adopter, au moins pour un temps, le point de vue de l’autre, afin de lui donner et de se donner les moyens de sortir de sa propre prison mentale, philosophique et idéologique, sans rien abdiquer des fondements spirituels auxquels nous sommes tous attachés. Or, cet objectif semble aujourd’hui hors de portée, les motifs de ressentiment pesant d’un poids trop lourd de part et d’autre. La folie destructrice de Daech d’une part, les séquelles postcoloniales et les trop fréquentes “bavures” de l’autre, sans parler de la crise des nouvelles migrations de masse, où chaque partie a sans nul doute sa part de responsabilité, rendent improbable l’instauration d’un dialogue par le haut.

Resterait donc, modeste et provisoire proposition, à le tenter “par le bas”, à essayer lorsque c’est possible de se parler en ayant à l’esprit que nous avons besoin, de part et d’autre, de nous aider ou de nous faire aider. Je crois que les mesures étatiques – pour ce qui nous concerne directement, européennes – ne sont pas à discuter, mais qu’elles ne seront pas suffisantes, à supposer même que les populations concernées les acceptent (voir les incidents récents de Heidenau en Saxe ou l’incendie de la mosquée d’Auch en Midi-Pyrénées) et que le pouvoir politique en ait le courage.

Se parler, sans éviter aucun sujet – privé ou public, religieux ou laïque (à propos, le terme signifie “du peuple”), spirituel ou économique (d’où proviennent les ressources de Daech ?), historique (à quel moment la pensée arabe a-t-elle cessé d’être à la pointe du monde dit avancé ?), etc… – en ne niant ni les divergences ni les valeurs communes. Cela pourrait aller de nos conceptions du divin (peut-on rapprocher, et comment, Yahvé, Dieu trinitaire et Allah ?) à celles de la démocratie, à la place des femmes dans la société, aux systèmes bancaires plus ou moins compatibles avec des valeurs éventuellement partagées ; après tout, des établissements anglo-saxons proposent déjà des formules « en accord avec la charia » ou « correspondant aux préceptes chrétiens ». Cela devrait certainement inclure une connaissance minimale des textes dits sacrés, dans l’ordre : Bible, Nouveau Testament, Coran.

Combien d’extrémistes de tout bord, mis en examen (expression ¡oh combien appropriée!), doivent avouer qu’ils n’ont rien lu des livres dont ils prétendent défendre la doctrine ! Quels intégristes catholiques savent le rôle de passeur incomparable de la pensée antique tenu, au péril de sa vie, par Ibn Rushd (Averroès) ? Quel jeune converti à l’islam connaît ce type de verset :


“Ô gens du Livre, venez à une formule moyenne entre vous et nous : de n’adorer que Dieu sans rien Lui associer, de ne pas nous prendre les uns les autres pour maîtres en place de Dieu. (Sourate III, 54) ?”
Ou encore : “Nous mîmes sur leurs traces [des iniques] Jésus fils de Marie, en tant qu’avérateur de ce qui était en cours de la Torah, et Nous lui conférâmes l’Évangile, où il y a guidance et lumière… (V, 46) ?”



Mais ce ne sont là que des pistes, sans doute maladroites car venant d’un non croyant laïque ; il faudrait songer à bien d’autres exemples, et dans des domaines bien différents, en fonction de la direction prise par les dialogues projetés (et dont je serais bien incapable de prévoir et d’accompagner le déroulement). Il faudrait traduire ces réflexions en termes d’actes politiques. Il faudrait surtout prévoir des structures susceptibles d’accueillir les volontaires à l’échange. Il faudrait que l’enseignement, à tous les niveaux, se préoccupe désormais de favoriser les initiatives de compréhension et de réconciliation, dont notre « vivre ensemble », comme on dit, a le plus urgent besoin ; et la banale civilité (ou politesse) aussi. Les innombrables croisements, enrichissements réciproques, transferts, solidarités (en particulier face à la barbarie mortifère) et la “chaîne sociale” humaine devant les catastrophes et le malheur, au delà des différences culturelles, en feraient évidemment partie. Mais tout cela sort bien sûr des limites étroites de cette simple opinion ou suggestion.


La traduction de La Comédie (ou “La Divine Comédie”) de Dante est de l’auteur (éd. bilingue Gallimard, 2014) ; celle du Coran de Jacques Berque (Albin Michel, 1995).


LINK: http://mediateur.blog.lemonde.fr/2015/08/27/nous-ne-pouvons-plus-ignorer-le-poids-du-fait-religieux/

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