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de “ Le Monde”
Par Jean-Charles Vegliante, Paris
25 Août 2015
“Nous ne
pouvons plus ignorer le poids du fait religieux”
« Si la foi peut justifier le sursis de l’espoir, l’athéisme légitime de parler d’opium à son propos. Symétriquement, il devrait être du devoir des croyants de respecter le droit tout aussi absolu à l’indifférence, à la non croyance, et à la libre pensée », estime ce lecteur – l'un des auteurs du livre “Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin) –, qui souligne combien, plus que jamais, « nous avons besoin, de part et d’autre, de nous aider ou de nous faire aider ».
Alors que les passions se déchaînent, attisées par les habituels
populismes, à propos des dérives de certains musulmans radicaux plus ou moins
révoltés par les excès et l’indécence du néo-libéralisme triomphant (de Pékin à
Londres, en passant par Moscou, Johannesburg ou New-York), il faut peut-être
essayer de regarder ces dérives, et le réel danger que représente le djihadisme
militant pour notre mode de vie, voire notre survie en ce monde, du point de
vue de ceux qu’elles tentent à des degrés divers, le plus souvent heureusement
sans passage à l’acte. Il y a parmi eux, comme chacun sait, un certain nombre
de convertis plus ou moins récents. Nous ne pouvons plus ignorer, dans cette
perspective, le poids du fait religieux.
La religion est d’abord une forme de lien, social et culturel, mais pas
seulement (latin relegere, “assembler de nouveau”), qui aide puissamment
à serrer les rangs contre l’adversité, et le malheur dont les hommes en général
sont frappés. C’est l’ultime « chaîne sociale » de Leopardi, quand on ne tient plus à grand chose (Le genêt ou la fleur du désert, 1836), dans
l’individualisme forcené du monde moderne ; mais enrichie, augmentée pour
les croyants – dont Leopardi n’était pas – d’une promesse de justice, de
compensation, de revanche et de reconnaissance dans un au-delà (futur).
Or, de façon très générale, c’est bien de reconnaissance que la majorité
des jeunes tentés par le djihad en Syrie ou ailleurs, ont besoin ; on le
voit assez clairement depuis les « événements » des banlieues en
2005, même si trop peu de politiques semblent en avoir pris la mesure.
La religion reste par là aussi, bien sûr, une cause de résignation et de
procrastination presque infinies : et donc, sinon « le » (comme
quelqu’un a dit), à tout le moins « un opium du peuple ». Un terrible
motif d’espérance, si l’on préfère, qui enchaîne et contre lequel il y a bien peu
à argumenter. Une espérance, singulièrement, pour le peuple opprimé et
souffrant des plus malheureux, victimes de l’histoire, de l’exploitation ou de
la vie (grands malades, vieillards…), exclus ou discriminés à titres divers,
« damnés de la terre » (Franz Fanon). En cela, sa propre croyance –
la foi – est une affaire privée, éminemment libre et respectable en chacun. Ce
respect absolu est même au fondement de toute laïcité.
Symétriquement, il devrait être du devoir des croyants de respecter le
droit tout aussi absolu à l’indifférence, à la non croyance, et à la libre
pensée. Si la foi peut justifier le sursis de l’espoir, l’athéisme légitime de
parler d’opium à son propos.
Il y a aussi – à la marge et comme sur les pourtours des religions – le vrai pouvoir diffus d’un sentiment transcendant, le refus de l’anéantissement et de l’abrasion totale dans le rien. Un poète (croyant) exprimait cette folle utopie d’une forme de renaissance – ou résurrection –, vivace en ceux qui l’attendent, disait-il,
“peut-être non
pour eux, mais pour leurs mères,
pour un père, et d’autres qui furent chéris
avant de devenir éternelles flammes”
(Paradis, XIV, 64-66)
pour un père, et d’autres qui furent chéris
avant de devenir éternelles flammes”
(Paradis, XIV, 64-66)
Voilà qui ne fait de mal à personne, ne donnant lieu d’ailleurs à aucune
déduction ou injonction dogmatique. Mais nous étions là, avec Dante, au
paradis : autant dire en un lieu réservé, ainsi que peuvent et doivent
être les lieux des cultes. Là où des croyants peuvent suivre tout rituel qui bon
leur semble, librement ; de même que, dans l’espace public, les
non-croyants doivent pouvoir se livrer à la critique, en ce domaine comme en
tant d’autres, voire à la caricature (avec les seules limites de la liberté
d’expression).
Caricaturer ne signifie rien d’autre que “charger le trait”
(italien caricare), en principe pour faire rire – notons au passage que
Muhammad était un homme, un prophète, et non une divinité.
S’il était possible de trouver un accord sur ces simples prémisses, nous
pourrions non seulement aboutir à un dialogue moins dramatisé, mais peut-être
nous aider mutuellement à sortir de ce qui ressemblera de plus en plus à une
impasse culturelle – d’aucuns n’hésitent pas à dire « de
civilisation ». C’est dans des moments de tension extrême que chaque
antagoniste a besoin de comprendre et d’essayer d’adopter, au moins pour un
temps, le point de vue de l’autre, afin de lui donner et de se donner les
moyens de sortir de sa propre prison mentale, philosophique et idéologique,
sans rien abdiquer des fondements spirituels auxquels nous sommes tous
attachés. Or, cet objectif semble aujourd’hui hors de portée, les motifs de
ressentiment pesant d’un poids trop lourd de part et d’autre. La folie
destructrice de Daech d’une part, les séquelles postcoloniales et les trop
fréquentes “bavures” de l’autre, sans parler de la crise des nouvelles
migrations de masse, où chaque partie a sans nul doute sa part de
responsabilité, rendent improbable l’instauration d’un dialogue par le haut.
Resterait donc, modeste et provisoire proposition, à le tenter “par le
bas”, à essayer lorsque c’est possible de se parler en ayant à l’esprit que
nous avons besoin, de part et d’autre, de nous aider ou de nous faire aider. Je
crois que les mesures étatiques – pour ce qui nous concerne directement,
européennes – ne sont pas à discuter, mais qu’elles ne seront pas suffisantes,
à supposer même que les populations concernées les acceptent (voir les
incidents récents de Heidenau en Saxe ou l’incendie de la mosquée d’Auch en
Midi-Pyrénées) et que le pouvoir politique en ait le courage.
Se parler, sans éviter aucun sujet – privé ou public, religieux ou
laïque (à propos, le terme signifie “du peuple”), spirituel ou économique (d’où
proviennent les ressources de Daech ?), historique (à quel moment la
pensée arabe a-t-elle cessé d’être à la pointe du monde dit avancé ?),
etc… – en ne niant ni les divergences ni les valeurs communes. Cela pourrait
aller de nos conceptions du divin (peut-on rapprocher, et comment, Yahvé, Dieu
trinitaire et Allah ?) à celles de la démocratie, à la place des femmes
dans la société, aux systèmes bancaires plus ou moins compatibles avec des
valeurs éventuellement partagées ; après tout, des établissements
anglo-saxons proposent déjà des formules « en accord avec la charia »
ou « correspondant aux préceptes chrétiens ». Cela devrait
certainement inclure une connaissance minimale des textes dits sacrés, dans
l’ordre : Bible, Nouveau Testament, Coran.
Combien d’extrémistes de tout bord, mis en examen (expression ¡oh
combien appropriée!), doivent avouer qu’ils n’ont rien lu des livres dont ils
prétendent défendre la doctrine ! Quels intégristes catholiques savent le
rôle de passeur incomparable de la pensée antique tenu, au péril de sa vie, par
Ibn Rushd (Averroès) ? Quel jeune converti à
l’islam connaît ce type de verset :
“Ô gens du
Livre, venez à une formule moyenne entre vous et nous : de n’adorer que
Dieu sans rien Lui associer, de ne pas nous prendre les uns les autres pour
maîtres en place de Dieu. (Sourate III, 54) ?”
Ou encore : “Nous mîmes sur leurs traces [des iniques] Jésus fils de Marie, en tant qu’avérateur de ce qui était en cours de la Torah, et Nous lui conférâmes l’Évangile, où il y a guidance et lumière… (V, 46) ?”
Ou encore : “Nous mîmes sur leurs traces [des iniques] Jésus fils de Marie, en tant qu’avérateur de ce qui était en cours de la Torah, et Nous lui conférâmes l’Évangile, où il y a guidance et lumière… (V, 46) ?”
Mais ce ne sont là que des pistes, sans doute maladroites car venant
d’un non croyant laïque ; il faudrait songer à bien d’autres exemples, et
dans des domaines bien différents, en fonction de la direction prise par les
dialogues projetés (et dont je serais bien incapable de prévoir et
d’accompagner le déroulement). Il faudrait traduire ces réflexions en termes
d’actes politiques. Il faudrait surtout prévoir des structures susceptibles
d’accueillir les volontaires à l’échange. Il faudrait que l’enseignement, à
tous les niveaux, se préoccupe désormais de favoriser les initiatives de
compréhension et de réconciliation, dont notre « vivre ensemble »,
comme on dit, a le plus urgent besoin ; et la banale civilité (ou
politesse) aussi. Les innombrables croisements, enrichissements réciproques,
transferts, solidarités (en particulier face à la barbarie mortifère) et la
“chaîne sociale” humaine devant les catastrophes et le malheur, au delà des
différences culturelles, en feraient évidemment partie. Mais tout cela sort
bien sûr des limites étroites de cette simple opinion ou suggestion.
Jean-Charles Vegliante, Paris.
La traduction de La Comédie (ou “La Divine Comédie”) de Dante est de l’auteur (éd. bilingue Gallimard, 2014) ; celle du
Coran de Jacques Berque (Albin Michel, 1995).
LINK: http://mediateur.blog.lemonde.fr/2015/08/27/nous-ne-pouvons-plus-ignorer-le-poids-du-fait-religieux/
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