domingo, 31 de agosto de 2014

Avec Tzvetan Todorov


Entretien avec Tzvetan Todorov : Humanisme, Libéralisme et esprit des Lumières

Je reproduis ci-dessous l'entretien que m'a accordé l'an dernier Tzvetan Todorov. Cet entretien est paru dans le Numéro 372 (juin 2007) de L'ENA hors les murs,  consacré au Libéralisme. Le dossier comportait également d'intéressantes contributions de Raymond Boudon, Monique Canto Sperber, Gabriel de Broglie, Valérie Charolles, Philippe Némo et Jean-Christophe Gracia.



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Humanisme, libéralisme et esprit des Lumières : Entretien avec Tzvetan Todorov.





Directeur de recherche au CNRS, philosophe, historien des idées, linguiste et sémiologue, théoricien de la littérature et de l’altérité, propagateur du structuralisme avec Roland Barthes, et représentant de la narratologie avec Gérard Genette, Tzvetan Todorov fait partie des très rares intellectuels français contemporains dont l’œuvre est traduite, connue, étudiée et disséquée dans le reste du monde, notamment aux Etats-Unis, où il intervient fréquemment dans les plus grandes universités. Né en Bulgarie dans une famille de bibliothécaires, il échappe au communisme en s’installant en France dans les années 1960. Il se fait très vite remarquer par ses traductions des formalistes russes, son Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage et sa contribution à la naissance de la poétique contemporaine et au renouveau de la rhétorique. Il avait commencé à s’intéresser aux approches formelles en Bulgarie. C’était alors pour lui le seul moyen d’échapper à l’idéologie marxiste qui était prégnante dans le système éducatif des pays de l’Est. Tout au long de sa vie, il ne cessera de s’interroger sur l’horreur totalitaire et les aléas de la mémoire. En 1966, aux côtés de Jean-Pierre Vernant, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Edward Said, Jean Hyppolite, Roland Barthes, Georges Poulet, Gérard Genette et de quelques autres, il participe au désormais célèbre séminaire « The Languages of Criticism and the Sciences of Man » organisé par René Girard à l’université Johns Hopkins, séminaire qui marquera le grand début de la percée américaine de la French Theory.

Tzvetan Todorov est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui ont fait date, dont Littérature et signification (Larousse, 1967), Introduction à la littérature fantastique, (Seuil 1970), Qu’est-ce que le structuralisme ? Poétique, (Seuil 1977), La Conquête de l’Amérique (Seuil, 1982), Critique de la critique (Seuil, 1984), Nous et les autres (Seuil, 1989), Face à l’extrême, (Seuil, 1991), la Vie commune (Seuil, 1995), Le jardin imparfait (Grasset, 1998), Mémoire du mal, tentation du bien (Robert Laffont, 2000), Le nouveau désordre mondial,  réflexion d’un Européen (2005), Les aventuriers de l’absolu (Robert Laffont, 2006), L’esprit des Lumières (Robert Laffont, 2006). Il a également consacré des essais à Rousseau, Frêle Bonheur (Hachette, 1985) et à Constant, Benjamin Constant, la passion démocratique, (Hachette, 1997). Il a préfacé les Mémoires de Raymond Aron et L’Orientalisme d’Edward Said. Il a co-écrit avec son épouse la romancière Nancy Huston Le Chant du bocage (Actes Sud, 2005). Son ouvrage le plus récent est La littérature en péril (Flammarion, 2007).
La journaliste Catherine Portevin le décrit bien lorsqu’elle écrit, dans le livre d’entretiens qu’elle a  conduits avec lui, Devoirs et délices (Seuil, 2002) : "Personnage plutôt discret, Tzvetan Todorov intervient rarement pour commenter l'actualité du moment mais, par son itinéraire et ses thèmes de prédilection, il se trouve au carrefour de bien de nos interrogations contemporaines. Plus français que nombre de nos intellectuels par l'héritage qu'il assume, il est aussi le plus européen et, ce que l'on sait peu, parmi les auteurs les plus traduits dans le monde. Il défend un humanisme critique, débarrassé de la bigoterie bien-pensante des charitables."
Un esprit libre, brillant, chaleureux et modeste. Trop modeste.   
Karim Emile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de la rédaction.

 
Karim E. Bitar : Dans votre essai sur la pensée humaniste en France (Le jardin imparfait, Grasset, 1998), vous avez montré que pour les grands humanistes français, de Montaigne à Benjamin Constant, l’existence humaine ressemble au « jardin imparfait » décrit par Montaigne, ni entièrement déterminée par les forces qui la produisent, ni infiniment malléable par la volonté des puissants. De prime abord, on pourrait penser qu’une telle vision, par son « pragmatisme » aurait pu être propice à un plus grand épanouissement de l’idée libérale en France. Pourtant, cet humanisme français a souvent pris une autre voie que celle du libéralisme, notamment avec Rousseau. Y voyez-vous un paradoxe, et si oui, comment l’expliquez-vous ?  

Tzvetan Todorov : Je dirais que l’humanisme a intégré plusieurs composantes, et l’une de ces composantes est très clairement apparentée à l’idée libérale. Mais il a également absorbé, et a plus qu’absorbé, il s’est parfois confondu avec ce que nous appelons en France l’idée républicaine. Ces deux ingrédients (républicain et libéral), sans être strictement en contradiction, ne coïncident pas entre eux. C’est souvent le versant républicain qui l’a emporté. On peut dire qu’au XIX ème siècle, c’est plus l’héritage républicain de Rousseau auteur du Contrat Social qui s’est imposé, alors que la lignée libérale qui a été portée par Tocqueville est restée dans la marge.  Notamment aussi parce qu’à partir du milieu du siècle, dans le socialisme, ce qui l’a préfiguré et ce qui l’a représenté, l’idée libérale était mise entre parenthèses. 
Il est important de souligner que ces deux héritages républicain et libéral ne sont en réalité pas incompatibles. Et le moment le plus intéressant de leur conjonction est l’œuvre théorique et la pensée de Benjamin Constant. D’une certaine manière, on peut dire que l’oeuvre de Constant en matière de philosophie politique se présente comme une tentative de synthèse de ces deux traditions. Dans le début de son livre intitulé Principes de politique, il commence par admettre le grand principe de Rousseau selon lequel le pouvoir se trouve entre les mains du peuple, et que c’est uniquement ce pouvoir là, la souveraineté populaire, qui constitue un pouvoir légitime. Jusque là, il est parfaitement rousseauiste. Mais, ajoute-t-il, à ce premier principe de politique, -nous pourrions dire premier principe de la démocratie libérale-, il faut absolument en ajouter un second, à savoir que l’individu, l’être humain, doit disposer d’un espace sur lequel personne n’a le droit d’empiéter. Non seulement un pouvoir absolu d’origine divine ou traditionnelle tel que le pouvoir royal en France avant la Révolution, mais aussi un pouvoir qui, lui, provient du peuple, provient de cette souveraineté du peuple. La souveraineté du peuple à son tour s’arrête devant une frontière, celle qui protège la liberté de l’individu. Et je dirais que ce sont ces deux grands principes, ces deux grands courants qui nourrissent toute démocratie, ces deux grandes idées qui du reste peuvent être subsumées dans une idée unique, qui est celle de l’autonomie telle que l’entend Kant, telle que l’entend la philosophie des Lumières. C’est à la fois l’autonomie de la collectivité (la collectivité n’a pas à suivre un ordre qui lui est imposé du dehors, soit d’une tradition ou d’une interprétation des représentants d’une révélation venue d’en haut, en particulier les prêtres, -donc refus de l’hétéronomie sur le plan proprement politique-), mais aussi l’autonomie de l’individu qui, comme le disait Kant, doit accéder à l’état de majorité et décider par lui-même et non pas parce qu’il adhère à un groupe. 
Ces deux exigences ne sont donc pas contradictoires parce qu’elles proviennent de la même source, mais à un moment donné, chacune de ces deux exigences pose une limite à l’autre. L’individu doit acquérir une autonomie, mais cette autonomie est limitée par l’intérêt général. La  communauté doit pouvoir exercer une volonté qu’en principe rien ne limite, mais en fait, elle est limitée par plusieurs choses et notamment par ce territoire réservé à l’individu. Et Constant, dans son célèbre texte sur la liberté des anciens et la liberté des modernes, qui est en fait un chapitre de Principes de politique, donne le nom de « liberté des anciens » et de « liberté des modernes » à ces deux grand principes. La « liberté des anciens », c’est, dit-il, le droit de participer, c’est le fait que nous tous participons du pouvoir qui est exercé dans un pays, dans un Etat. La « liberté des modernes », c’est comme disait Isaiah Berlin « freedom from », la liberté de ne pas faire certaines choses, le fait que personne ne puisse nous obliger à obéir à des lois injustes. C’est par là un espace de liberté. Constant, en quelque sorte, absorbe et boit le lait de Rousseau mais aussi celui de Montesquieu, avec l’idée de l’équilibre des pouvoirs et de la modération, qui est une idée de préservation des libertés. Constant montre que les deux peuvent être vécues en commun. Je dirais que l’œuvre de Constant constitue un grand moment de l’histoire de la pensée politique française : Il est libéral, ce qui veut dire à l’époque qu’il est de gauche, et en même temps, dans la pensée de Constant, il y a une polémique très intéressante, une contestation des saint-simoniens, qui sont les précurseurs du socialisme, et qui vont devenir la gauche quelques générations plus tard. Constant montre que leurs idées, avec leur esprit de soumission de l’individu, sont liberticides. 

KB : Il y a un autre paradoxe qui remonte à très loin. D’un côté, l’homme moderne, dans la vision d’un Calvin ou d’un Descartes, est individualiste, donc en quelque sorte fatalement libéral. D’un autre côté, au moment de la Révolution et du débat autour des Lumières, on a vu apparaître une pensée que l’on pourrait qualifier d’antilibérale, aussi bien chez un conservateur contre-révolutionnaire comme Joseph de Maistre, (pour qui l’homme n’existe qu’en tant que membre de telle ou telle société), que chez un révolutionnaire comme Jean-Jacques Rousseau. La conjonction de ces deux anti-libéralismes n’est-elle pas encore prégnante dans la France d’aujourd’hui ? Vous avez consacré un essai à Rousseau et un autre à Constant. Comment expliquez-vous que dans la France d’aujourd’hui, la postérité de Rousseau soit plus forte que celle de Constant ?  

TT : Pour commencer par la deuxième partie de la question, la plus facile, je pense que cela est lié à la Révolution française, qui a été vécue sous l’ombre de Rousseau, même si pour moi, il est évident que Rousseau aurait été scandalisé et indigné par Robespierre, qui se réclamait de lui. La Révolution française, comme Constant l’avait immédiatement remarqué, a affirmé qu’il suffisait de faire passer le lieu du pouvoir des mains du monarque de droit divin aux mains du peuple pour que le tour soit joué. Le fait que le tour n’a pas été bien joué est démontré par la dérive de la Révolution dans la terreur. On a vu que le peuple, ou plutôt ses représentants,  pouvait exercer sa dictature, la dictature de Robespierre et du Comité de salut public. Je dirais donc que c’est l’ombre tutélaire de la Révolution française qui est responsable de la prédominance du versant républicain sur le versant libéral. Pour revenir aux autres aspects de votre question, compte aussi le prestige de la Révolution française, interprétée de cette manière excessive et réductrice plutôt qu’à à la manière d’un Constant ou de Madame de Staël, reine des libéraux de l’époque : eux ne rejetaient pas la révolution, mais voulaient que cette révolution soit, justement, libérale, c'est-à-dire qu’elle préserve aussi les droits des individus, au lieu de les bafouer. Dans Le jardin imparfait, j’indique (en plaisantant) qu’il y a plusieurs querelles de famille en même temps. L’humanisme essaie de n’exclure ni l’idée républicaine ni l’idée libérale. La pensée humaniste mène un combat sur deux fronts. D’une part, elle est attaquée par les scientistes, par les déterministes radicaux, par tous ceux qui veulent voir une sorte de logique scientifique appliquée au processus politique, et elle attaquée d’autre part par les conservateurs. C’est une coïncidence qui n’est pas fortuite : le fondateur de la réflexion sociologique en France n’est pas Marx, mais Bonald, le grand théoricien conservateur avec Joseph de Maistre. Bonald fut un peu le doctrinaire de ce courant. Mais d’une certaine manière, il était prêt à mettre la société à la place de Dieu, ou en tout cas assimiler l’un à l’autre. Il était monarchiste mais il se reconnaissait néanmoins dans le corps social. Ce qui était pour lui totalement inadmissible, c’était, vous l’avez dit dans la question, le protestantisme, Calvin, ou encore Descartes, et ce qui en découlait. Et Bonald mettait Rousseau de ce côté-là. J’interprète pour ma part Rousseau de façon moins extrémiste. Il faut voir que le Contrat social est une pièce d’un ensemble, et que ce n’est pas tout Rousseau. Rousseau a écrit les Confessions et les Rêveries d’une part, le Contrat social d’autre part, mais aussi l’Emile, qui est une tentative d’englober le tout dans un seul projet. Dans l’Emile, il y a un petit passage qui explique quel usage on doit faire du contrat social. Et notamment, qu’il n’est pas du tout question de bâtir un Etat sur le modèle du Contrat social. En somme, la tentative de Robespierre est condamnée d’avance. 
L’autre aspect de votre question c’est : est-ce qu’aujourd’hui, le républicanisme et le conservatisme coïncident ? Chevènement et de Villiers. Nous savons que sur certains thèmes limités, ils peuvent effectivement s’entendre. Et que c’est toujours aux dépens de la liberté de l’individu.

KB : L’autre problème actuel vient du fait que ceux qui en France se disent libéraux ne le sont pas vraiment. Votre livre Le nouveau désordre mondial, Réflexion d’un Européen (Robert Laffont, 2003), préfacé par Stanley Hoffmann, a établi un bilan des politiques  néo-conservatrices. Aux Etats-Unis, William Kristol fait en quelque sorte une captation d’héritage en se revendiquant abusivement de Raymond Aron, que vous connaissez bien puisque vous avez préfacé ses Mémoires. En France, on constate parfois que ceux qui se présentent comme « libéraux » sont en fait des néo-conservateurs sur bien des sujets. Pensez-vous que les deux visions soient compatibles ? Les néo-conservateurs sont pour la plupart des idéologues, alors que le libéralisme authentique est tout sauf une idéologie.

TT : Sans même entrer dans les catégorisations « idéologie ou «  non-idéologie », je dirais pour commencer qu’en France, l’usage du terme libéral est des plus déroutants. Parce que le mot est employé par une certaine gauche qui se dit antilibérale, dans un sens qui est à peu près synonyme de capitalisme. Ce qui est tout de même extrêmement bizarre. Je peux comprendre d’où vient l’enchaînement, mais néanmoins, cela me perturbe profondément parce que le libéralisme est une doctrine avant tout politique qui commence avec Locke, avec Hobbes, avec Montesquieu, et qui est une doctrine de défense des libertés. Parmi ces libertés, il y a la liberté d’entreprendre, la liberté économique, mais quand vous lisez Constant ou Tocqueville ou Aron, c’est une liberté parmi beaucoup d’autres. Et quand ils parlent de « libéral », ils entendent tout d’abord la liberté politique. En ce sens, les libéraux français, ce sont Lafayette, Constant, ceux qui s’opposaient aux ultras, aux conservateurs. Les libéraux, ce n’était donc pas l’extrême droite, comme c’est entrain de le devenir aujourd’hui ! J’ai moi aussi sursauté quand j’ai lu sur le dos d’un livre de Robert Kagan qui s’appelle La force et la faiblesse, un « blurb » qui disait quelque chose du genre « Raymond Aron a trouvé son digne successeur ». C’est une pure aberration. Raymond Aron était un grand combattant libéral, quelqu’un qui a énormément fait pour que la grande tradition libérale se perpétue, mais les personnages qui aujourd’hui mènent la politique néo-conservatrice, que ce soit aux Etats-Unis, où ils s’appellent néo-conservateurs, ou en France, où ils s’appellent « libéraux » s’inscrivent dans ce qui n’est plus qu’une trahison des idéaux libéraux d’Aron. Parce que lorsqu’on dit que l’on veut imposer aux autres le « bien », on n’est plus du tout dans l’idée libérale qui consiste à laisser chacun chercher le « bien » à sa manière. Donc un pays qui en occupe un autre pour lui imposer son modèle se comporte de façon strictement antilibérale, puisqu’il use de la force. Je regrette beaucoup que le mot « libéral » soit aujourd’hui dévoyé. Il est dévoyé d’abord par ses adversaires, qui lui font signifier capitalisme, et qui le confondent avec une attitude économique qui ne connaît aucun frein. Aucun pays ne l’a d’ailleurs jamais pratiqué, car aucun pays, aucun gouvernement, ne veut laisser un levier d’action aussi important lui échapper. Le terme libéralisme est également dévoyé par ceux qui s’en réclament, qui en font une sorte de cri de ralliement pour conduire à l’extérieur une politique impérialiste, et à l’intérieur, une politique souvent répressive. Je pense donc que Raymond Aron, qui n’était pourtant pas un homme de gauche, ne reconnaîtrait pas son libéralisme. Il a toujours écrit dans la presse de droite, mais c’est aussi parce qu’il pensait que c’était la droite qu’il devait convaincre. Il écrivait sur la guerre d’Algérie ce qu’écrivaient les gens de gauche. Et il dénonçait le totalitarisme alors que la presse de gauche était prête à le défendre. C’était un homme libre. 
KB : Entre ce qu’on qualifie de libéralisme en France, et ce qu’on appelle libéralisme aux Etats-Unis, il y a un gouffre.  

TT : Mon ami Stephen Holmes (1), qui est l’un des meilleurs philosophes politiques des Etats-Unis, se réclame du libéralisme. Dans la bouche des conservateurs américains, le mot « liberal » est une injure, qui signifie gauchiste. Mais en fait, il faudrait que le mot libéral garde son sens traditionnel. Ce n’est pas un gauchisme car il manque justement toute cette dimension utopiste, toute cette tendance à vouloir transformer le réel par la violence. Le sens exact est donc pour moi celui d’un centre-gauche, d’un réformisme, qui n’est pas loin de l’idée social- démocrate, et qui n’est pas loin non plus de l’attitude de la droite modérée. Et le néo-conservatisme n’est pas la droite modérée. C’est une attitude révolutionnaire qui cherche à changer le monde en ayant recours à la violence, en particulier sur la scène internationale, mais parfois également en politique intérieure. 
KB : Peut-on espérer l’émergence d’un libéralisme de gauche en France ? 
  
Cela me paraît bien difficile, étant donné la réputation sulfureuse du libéralisme parmi les militants de gauche. Je suis désolé qu’il en soit ainsi et qu’il n’y ait pas de place pour ce qui est une vision très cohérente et une façon saine de raisonner. Je suis surpris que dans le « mainstream » de la politique française, on ne parvienne pas à se rendre compte que l’on a absolument besoin de l’héritage libéral pour mener une politique démocratique moderne. Mais cet héritage libéral, comme l’avait déjà vu Benjamin Constant il y a deux siècles,  consiste à défendre aussi bien le principe républicain que le principe libéral. Une démocratie moderne doit constamment unir ces deux principes, limiter les excès de l’un par le rappel de l’autre. 
KB: Pour conclure, un mot sur la littérature. Beaucoup d’écrivains de notre temps semblent avoir eux aussi sombré dans une sorte d’antihumanisme et d’antilibéralisme. Ils semblent faire l’impasse sur le monde et sur l’humain et préfèrent se complaire dans l’autofiction, le nombrilisme et le désespoir.  

TT : Oui, beaucoup d’entre eux avaient cru à cette religion politique qu’était le communisme et en ont été déçus. Ils ont perdu la foi. Pour eux, désormais, la terre est une vaste désolation. Ils ne conçoivent plus qu’il y ait une positivité possible parce qu’ils avaient mis tous leurs espoirs et toute leur foi dans le mirage communiste, d’origine religieuse ou politique. Et je crois qu’effectivement, il faut appeler de nos vœux et espérer renouer avec une littérature humaniste. Non pas au sens où elle illustrerait les thèses humanistes, mais une littérature qui ne se complaise plus dans ce désespoir de salon, parce que ce désespoir de salon n’empêche pas les mêmes, une fois qu’ils ont pondu leur dernier livre qui est un cri de désolation, d’aller faire la fête au soleil. Romain Gary que j’aime tant, était un écrivain humaniste, mais cela ne veut pas dire qu’il voyait le monde avec des lunettes roses. Il en voyait tout le tragique, mais il savait aussi que l’être humain était quand même la seule valeur qui restait et c’était pour cette valeur qu’il se battait. C’est un peu cela que j’appelle aujourd’hui de mes vœux. Je ne voudrais pas distribuer de bons ou de mauvais points, mais nous vivons dans une époque d’individualisme extrême, qui dépasse le libéralisme de l’autre côté, qui oublie que nous ne pouvons pas survivre sans les autres autour de nous et que la vie, engendrement perpétuel du nouveau, est passionnante.   



1) Professeur à la New York University School of Law, il a récemment publié The Matador’s Cape, America’s Reckless Response to Terror (Cambridge University Press, 2007),  une analyse psychologique et philosophique de la guerre contre le 
terrorisme.

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