jueves, 8 de mayo de 2014

L´incontournable complicité des penseés totalitaires.






Prof. Alain Badiou lecturing at European Graduate School. 2002.




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À PROPOS DE HEIDEGGER, PAZ et BADIOU


Pour un nombre important d´intégrants de notre génération, née immédiatement après la Seconde Guerre Mondiale, il a été très difficile de comprendre comment s´était-il déroulé le processus idéologique et culturel des pays occidentaux dans la période préalable au conflit pour que les principes éthiques et politiques du monde occidental, puissent avoir été remis en question, aussi bien à niveau individuel que collectif,  de manière aussi radicale.

Plus concrètement, un grand nombre d´entre nous s´est longuement questionné par quels processus psychologiques certaines figures du monde académique, scientifique ou artistique, parfois même de grand relief, avaient pu accompagner, sans le moindre doute, questionnement, ou révision (du moins perceptible) des discours et des pratiques courantes de ces obscures forces ascendantes pendant la montée des grands totalitarismes nazi, stalinien ou fasciste, a partir des années 30.

Pour notre génération il a toujours été difficile de comprendre l´inconscience théorique et l´amoralité de l´oeuvre et des pratiques intellectuelles de Robert Brasillach, Ferdinand Céline, Carl Schmitt ou Martin Heidegger. De la même manière qu´il est incompréhensible que Louis Aragon, Paul Eluard, ou même Picasso, acceptèrent de bon gré la coexistence entre leurs oeuvres et les pratiques stalinistes (d´avant la guerre en alliance avec Hitler et d´après la guerre pendant la Guerre Froide et les massacres en Hongrie ou Tchécoslovaquie). 

Par rapport a Heidegger (et indépendamment des mérites de ses écrits de femme mûre), comment rendre compte des sentiments, et de la cecité simultanés, de la jeune Hannah Arendt devant son professeur? 

En d´autres termes, par quels mécanismes expliquer l´abaissement de millions d´intellectuels et d´artistes “séduits” par la grossièreté conceptuelle et l´épaisseur de la rhétorique bornée, d´abord du nazisme et, comme réaction quasi “pavlovienne”, immédiatement après, pour la plupart d´entre eux, par celles du stalinisme?

La question est d´autant plus pertinente qu´à contresens des conduites de ces pantouflards de l´histoire (de l´un ou de l´autre côté), nous pouvons trouver des exemples d´intellectuels qui surent résister avec clairvoyance le confort de ces terribles alignements grégaires.

Un exemple. Pour quelles raisons le jeune Octavio Paz, invité en Espagne à ses 23 ans par Pablo Neruda, Rafael Alberdi, Arturo Serrano Plaja et la “Liga de Artistas y Escritores Revolucionarios” (LEAR) au Congrès International d´Écrivains Antifascistes de 1937, fut capable de distinguer, derrière la juste, explicable et universellement partagée défense de la “República Española”, la griffe cachée du Parti Communiste, de l´URSS et la marque du totalitarisme?

C´est vrai qu´il avait déjà prononcé, plus jeune encore, en 1935, la phrase qui étalait, tout simplement, une évidence libérale “...le principe de la liberté est lié avec celui de la verité...”. Mais tout de même, quelle indépendance intellectuelle chez ce jeune mexicain ! Encerclé de Malraux, Guillén, Bernanos, Dos Passos, Hemingway, Orwell ou Gide il décida, finalement, de résister les pressions et de ne pas s´intégrer dans l´Armée républicaine. Peut être que se fut un simple incident “mineur” qui attira son attention et réfréna son jeune enthousiasme révolutionnaire: Gide, présent au Congrès. venait de publier son “Retour de l´URSS” où il étalait ses premières critiques de Staline et, pendant le déroulement des sessions, la machine communiste transforma Gide, moyennant un rituel répugnant, dans un méprisable personnage pestiféré. Paz raconta, plus tard, qu´il n´avait même pas eut le réflexe de réagir convenablement devant l´humiliation imposée à Gide et le jeune mexicain se déclara “écoeuré” par une situation qu´il regretta toute sa vie.

Il est évident que, vers les années 1945, le questionnement des pratiques totalitaires allemandes ou italiennes s´est posé très facilement après la débâcle hitlérienne et fasciste: les évidences matérielles et factuelles étaient incontournables et, apparemment, un bon nombre de “compagnons de route”, plus ou moins proches, de ces totalitarismes furent relativement identifiés et beaucoup d´entre eux furent reconnus comme complices intellectuels des atrocités commises. Cependant, ce ne fut pas toujours le cas.

Plus lente, par contre, à été la remise en cause du totalitarisme stalinien et ses acolytes car, figurant dans le camp des triomphateurs, l´URSS et ses dirigeants se sont acharnés à défendre un régime qui avait (après avoir été son allié) combattu l´horreur hitlérienne pour mieux dissimuler la férocité d´un système qui utilisa  l´extermination (stalinienne, est-européenne, maoiste, cambodgienne, nord-coréenne, etc.) comme un banal outil de gestion politique de la même manière que les autres totalitarismes le firent.

Nous offrons au lecteur, dans ce post du blog, une surprenante “continuation” de l´ interminable saga des travaux qui pointent du doigt les défaillances politiques et morales de Martin Heidegger jusqu´à la fin de la Seconde Guerre, vers 1945. Une situation pareille s´était déjà présentée quand fut publié, par Emmanuel Faye, le livre “The Introduction of Nazism into Philosophy”, chez Yale University Press, en 2009. À cette occasion, des philosophes et intellectuels français s´étaient indignés jusqu´au scandale et étaient sortis, en troupeau, en défense de Heidegger.

Aujourd´hui, la publication, par le même Emmanuel Faye, d´un nouvel ouvrage collectif, avec des écrits de Martin Heidegger, dont l´antisémitisme parait-il être répugnant, vient de déclencher une nouvelle levée de boucliers des éternels ptérodactyles du post-marxisme stalinien, les Badiou, les Zizecs, les Negri, “e tutti quanti”, qui confirment, une fois encore, l´inébranlable complicité des différentes versions de la pensée totalitaire, indépendamment de ses sources, origines ou alibis idéologiques. Pour tous ces gens, il s´agit, avant tout, “d´appartenir” : soit à un groupe, à une troupe, à une idée, à une idéologie, à une religion, ou à une idole, etc. Faux apôtres de “la critique”, ils se transportent sur les terrains philosophiques en hardes qui font semblant de se combattre entre elles pour mieux se protéger des ennemis solitaires et autonomes.

Dans la plus pure lignée des pamphlétaires totalitaires, Alain Badiou se penche (encore une fois, et ça dure depuis longtemps) pour une défense de la philosophie de Heidegger dont les mérites et éventuelles brillances ne sauraient faire oublier le socle d´immoralité sur lequel elle repose.

J.B.S.



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Martin HEIDEGGER en 1959. (©Akg-images)



  “Philosophie et exterminations. En réponse à Alain Badiou.”

Faut-il taire l'antisémitisme de Heidegger?” 

 

François Rastier, co-auteur d'un ouvrage sur le philosophe allemand, violemment attaqué, nous a adressé cette tribune.


Par François Rastier


À la parution de l’ouvrage collectif «Heidegger, le sol, la communauté, la race» (Ed. Beauchesne, 2014, sous la direction d’Emmanuel Faye), le directeur d’une revue de philosophie voulut publier une recension. Tous les philosophes heideggériens contactés refusèrent de lire l’ouvrage. Finalement, un spécialiste de Derrida, Jean-Clet Martin, accepta d’écrire un compte rendu: il vient de recevoir le renfort public d’une lettre ouverte d’Alain Badiou, qui le trouve «très bon» mais «trop modéré» et s’en prend aux auteurs de l’ouvrage (dont je suis). J’en recommande vivement la lecture.

Laissons les attaques personnelles contre les «herméneutes moraux», les «inquisiteurs», les «bons apôtres inquisitoriaux» qui «sont intolérables, et ne doivent pas être tolérés»; ce langage rappelle Denis Tillinac et ses «Torquemada de la rive gauche», mais n’y voyons qu’une facilité pamphlétaire.

Les auteurs sont accusés de vouloir «purger», d’appeler à une «purification». Or Badiou emploie en effet le langage de la purge politique, parlant de «clique», de «groupe», de «complot» et appelant à des mesures par un mot d’ordre très Garde rouge: «À bas les petits maîtres de la purification de la philosophie!» et une menace: 
“Je compte faire éditer en 2015 mon séminaire de 1987 consacré précisément à Heidegger. Je ferai peut-être une petite préface sur le complot tenace des herméneutes moraux”.

Cette juste insurrection contre le moralisme ne se prive cependant pas de jugements moraux. Son correspondant est félicité ainsi: «j'apprécie ta fidélité, ta loyale et instruite défense de Derrida et de Foucault» (Foucault n’est pas mentionné dans le livre qu’il attaque). En revanche, les auteurs du collectif sont honnis, au nom de la «la philosophie française (que déshonorent, soit dit en passant, nos inquisiteurs)»[1]. Badiou est donc en position de décider qui déshonore ou non la philosophie française et l’on ne peut que l’en féliciter.

Mais quel est donc le forfait de la clique qu’il condamne? Ces auteurs demandent l’ouverture des archives Heidegger (toujours fermées aux chercheurs), ils veulent lire Heidegger en tenant pleinement compte des dernières publications de ses œuvres complètes, notamment le tome 36/37 (2001), jusqu’aux derniers tomes des «Cahiers Noirs» (2014); ils se demandent par exemple quel est le statut philosophique de l’appel à «l’extermination totale» (völligenVernichtung) et la légitimité de notions comme celle de «juiverie mondiale» (Weltjudentum).

Or, selon Badiou, ces questions ne doivent surtout pas être posées:
“...il importe absolument de faire admettre partout que quelqu'un peut être ou avoir été anti-communiste, stalinien, philosémite, antisémite, hostile aux femmes, féministe, monarchiste, démocrate, militariste, nationaliste, Résistant, nazi ou mussolinien, homosexuel, sexuellement conformiste, internationaliste, colonialiste, égalitaire, aristocratique, massiste, élitiste, et j'en passe, et être un philosophe de la plus grande importance.”
Cette énumération bizarre met sur une même ligne féministes et nazis, homosexuels et philosémites, sans doute pour faire de la philosophie un paradis transcendantal, échappant à tout jugement, où les idéologies les plus meurtrières peuvent se blanchir et se recycler.

 
Si Heidegger témoigne dans des écrits à présent publiés d’un antisémitisme que l’éditeur habilité, Peter Trawny, compare à celui de Rosenberg comme de Hitler, il ne s’agit pas d’opinions personnelles anecdotiques qui permettraient trop facilement d’opposer l’auteur et l’œuvre. La philosophie de Heidegger ne comprend pas d’éthique, mais rien ne permet d’éluder la question de la responsabilité de la pensée. Rithy Panh, rescapé et témoin du génocide cambodgien dit justement: «Avant tout massacre, il y a une idée.» («Le Monde», 3 avril 2014).

À l’appui de sa thèse d’une “grandeur immarcescible de Heidegger”, Badiou convoque des noms importants:
Derrida comme Foucault, comme Nancy ou Lacoue, ont assumé d'un bout à l'autre que Heidegger était un grand et incontournable philosophe (déclaration que bien d'autres font, par exemple Sartre, Hyppolite, Lyotard...).

La plupart de ces auteurs n’avaient accès qu’à la moitié tout au plus des œuvres publiées à ce jour. Tenir compte de l’autre moitié et lire Heidegger sans a priori, est-ce donc vouloir contourner l’incontournable?

Le propos de Badiou reste cependant affaibli parce qu’il se targue de ne pas avoir lu le recueil qu’il condamne, sans doute pour le renvoyer au néant: «je n'ai pas lu, et ne lirai pas, cet ensemble.» Cette herméneutique de la non-lecture renvoie à l’ouvrage de Pierre Bayart, «Comment parler des livres qu’on n’a pas lus», ceux qui croiraient encore que la philosophie admet le débat et la contradiction.

Cependant, des survivants échappent aux massacres. Primo Levi voyait en Heidegger un exemple «d’abdication intellectuelle»; Rithy Panh, rescapé de justesse, parvenu en France après le massacre de toute sa famille, rappelle dans «l’Elimination» (Grasset, 2012, p. 188-189) sa découverte de l’article de Badiou intitulé «Kampuchéa vaincra !», paru le 17 janvier 1979 (alors que le groupe dirigeant des Khmers rouges quittait le pays devant la contre-offensive vietnamienne); sans un mot pour les victimes du génocide, il dénonçait «la tentative en cours de ‘solution finale’», désignant ainsi la libération de Phnom Penh et l’installation du régime actuel.


» LIRE, S´IL VOUS PLAIT: Le voyage au bout de la nuit de Rithy Panh


Aujourd’hui Badiou maintient dans divers écrits que la terreur politique est «une condition de la liberté»[2]. C’est pourquoi sans doute il emploie son langage menaçant, clique et complot compris, pour tenir la philosophie, celle de Heidegger comme la sienne, à l’écart de toute responsabilité. Elle peut parfaitement approuver les exterminations:
“Si réellement il s’agit de fonder un nouveau monde, alors le prix payé par l’ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou en quantité de souffrance, est une question relativement secondaire.”[3]

Rithy Panh décrit précisément le massacre de «l’ancien peuple» par le «nouveau peuple».

Si la lettre ouverte de Badiou élude la question et fait diversion en condamnant un livre qu’il n’a pas lu, la lecture intégrale de Heidegger reste cependant nécessaire et inévitable; la philosophie et l’éthique intellectuelle ont tout à y gagner.
François Rastier (*)

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Notes.
[1] Honneur et fidélité sont bien des vertus morales, voire viriles, et à ce titre figurent sur le drapeau de la Légion comme dans la devise de la SS: Meine Ehre heißt Treue.
[2] Voir Alain Badiou et Slavoj Zizek, éd. «Mao. De la pratique et de la contradiction» (La Fabrique, 2009), «La Philosophie et l'événement» (Paris, Germina, 2010, p. 30-32).

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(*) Linguiste, directeur de recherche au CNRS, François Rastier dirige la revue «Texto!». Il participe ce 27 mai à une soirée de débats sur «Heidegger, la Race et la Communauté» à la Maison Heine, 75014 Paris (détails ici). 

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QUELQUES LINKS D´INTERET

http://www.elmundo.es/opinion/tribuna-libre/2009/09/19095247.html 
http://www.williamchislett.com/2010/11/la-vida-cultural-en-paris-bajo-los-nazis/
https://mx.answers.yahoo.com/question/index?qid=20120729033328AAyB878