miércoles, 6 de noviembre de 2019

FUKUYAMA CONTINUE DANS LE BROUILLARD !!!


Le dossier de L'Express

Francis Fukuyama : "Le meilleur carburant du populisme, c'est le dédain des élites"

Propos recueillis par Marc Epstein,


Francis Fukuyama, professeur en sciences politiques à l'université Stanford, en Californie (ici, en 2008).
Francis Fukuyama, professeur en sciences politiques à l'université Stanford, 
Californie (ici, en 2008).

REUTERS/
Larry Downing

Il y a trente ans, avant la chute du Mur, il annonçait la "fin de l'histoire" et le triomphe de la démocratie. Analyse nuancée désormais, à l'aune de la vague populiste.

Quelques mois avant l'éclatement du bloc soviétique en Europe centrale, en 1989, Francis Fukuyama, alors conseiller de l'administration Reagan, publie dans la revue The National Interest un article qui fait sensation : La fin de l'histoire ? Il y prédit la mort de l'utopie communiste et l'avènement d'un consensus universel autour de la démocratie libérale et de l'économie de marché. Une thèse qu'il développe ensuite dans un livre parfois critiqué pour son excès d'optimisme, La fin de l'histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). Désormais professeur de sciences politiques à l'université Stanford, en Californie, il nuance son propos. Et décrypte les causes de la vague populiste. 

L'Express : Que retenez-vous, trente ans plus tard, de votre propre analyse? 

Francis Fukuyama : Le monde a beaucoup changé depuis 1989. Dans un premier temps, la chute des régimes communistes a permis des avancées démocratiques rapides. Depuis une quinzaine d'années, cependant, de nouveaux périls menacent le modèle démocratique. À la montée en puissance de régimes autoritaires, comme en Russie ou en Chine, s'ajoute le regain du populisme, notamment en Europe et aux États-Unis. Ailleurs, nombre de pays en voie de développement peinent à surmonter la corruption et la faiblesse de leur gouvernance. Malgré ces évolutions, la démocratie libérale a gardé tous ses attraits, me semble-t-il.  

Qu'est-ce à dire ? La démocratie demeure-t-elle un idéal universel ? 

Songez aux manifestations de rue en Algérie, au Soudan, en Arménie, au Venezuela... Une majorité d'êtres humains aspirent à ne pas vivre sous un régime tyrannique. On oublie que cela n'a pas toujours été le cas. Au XXe siècle, avec l'enrichissement, les progrès de l'éducation et l'interconnexion croissante du monde, une classe moyenne s'est développée, surtout aux États-Unis et en Europe. Souvent propriétaires de leur foyer, ses membres désirent participer au débat démocratique. La Chine, de ce point de vue, demeure un mystère. Le pays compte une classe moyenne de quelque 500 millions d'individus. Souhaitent-ils vivre dans une société plus libre et démocratique ? Pas sûr. Sous Xi Jinping, le Parti communiste a pu restreindre les libertés publiques sans rencontrer de forte opposition. Reste que la Chine n'a pas connu de véritable crise économique, ou de fort ralentissement de son activité. Or cela se produira un jour, fatalement. Le régime conservera-t-il, alors, sa légitimité ? Nul ne sait. 

 
Comment expliquer la montée du populisme dans des démocraties pourtant anciennes ? 

La démocratie libérale reconnaît à tous les citoyens le droit de participer à la gouvernance de la cité, et chacun d'entre eux y trouve une forme de reconnaissance et de dignité. Mais le sentiment de reconnaissance d'un individu et sa dignité peuvent aussi reposer sur une facette de son identité : sa nation d'origine, sa religion, son orientation sexuelle... Les leaders populistes s'appuient sur ces reconnaissances partielles, en quelque sorte. Quand Viktor Orban explique que la nationalité hongroise doit être fondée sur l'ethnicité, il s'adresse à une partie de l'électorat en fonction de ses origines. D'où son dédain affiché envers l'Union européenne, soit dit en passant, car l'UE a facilité les mouvements de migration et affaibli l'idée même d'une identité nationale.  

Chacun de nous a des identités multiples. Vous-même êtes un père de famille américain, universitaire, porteur d'un nom d'origine japonaise...

Oui, et nos identités ne sont pas fixes. Mais elles pèsent un poids politique croissant. Les membres de minorités raciales, par exemple, ont le sentiment que leur dignité doit être mieux affirmée et reconnue. C'est légitime, juste, nécessaire. Toutefois, ces aspects ne définissent pas la totalité d'un individu. Les ennuis commencent quand, dans l'Amérique de Trump, par exemple, le fait d'être un homme blanc occulte l'importance du mérite et du bon respect des règles.  

Si les revendications identitaires triomphent, que devient la démocratie représentative ? 

Nous avons besoin de leaders politiques qui se préoccupent des oubliés, des vulnérables et des minoritaires, tout en célébrant ce que nous avons en commun... Cela passe aussi par un meilleur enseignement de l'Histoire. 

La vague populiste est-elle réversible? Donald Trump, Boris Johnson et d'autres sont récompensés, dans les enquêtes d'opinion, pour leurs saillies "politiquement incorrectes" au sujet des femmes, des musulmans, des personnes en situation de handicap...  

Dans une démocratie, les élections permettent de tourner la page. Si Trump devait remporter la présidentielle de 2020 et rester au pouvoir pour un nouveau mandat de quatre ans, j'y verrais un signe inquiétant pour la démocratie américaine.  

Les élites traditionnelles ont-elles compris l'enjeu ? 

Les électeurs des mouvements populistes sont souvent perçus comme des racistes ou des xénophobes... Or c'est souvent faux. Les électeurs les plus modestes ont des revendications légitimes : depuis plusieurs années, certains ont vu leur pouvoir d'achat se déliter, leur situation s'est précarisée, d'autres ont perdu leur emploi. Le meilleur carburant du populisme, c'est le dédain des élites libérales à l'égard de ces citoyens qui n'ont pas grand-chose à perdre. Ces questions ne sont pas seulement d'ordre économique ; elles traduisent, je le répète, une soif de dignité et de reconnaissance. Voilà pourquoi il ne suffira pas de créer des emplois ou de relancer l'industrie. La dignité exige l'écoute. J'ai été frappé de constater à quel point, au Royaume-Uni, lors de la campagne pour le référendum sur le Brexit, les partisans du maintien dans l'Union européenne semblaient faire la leçon à l'autre camp et fustiger leur prétendu manque d'éducation.  

Si une partie de la population s'estime négligée et vote pour des leaders populistes de droite, la gauche n'en porte-t-elle pas une part de responsabilité ? 

De fait, les inégalités se creusent. En toute logique, si les critères de vote étaient uniquement d'ordre économique, les mouvements favorables à une meilleure distribution des richesses auraient le vent en poupe. Or ce n'est pas le cas. Les populistes de droite bénéficient d'une popularité croissante car ils ont mieux compris l'importance des questions de dignité et de communauté. Ils décrivent les citoyens comme appartenant à une communauté nationale et n'éprouvent pas de honte particulière à le formuler ainsi. A gauche, en revanche, le simple terme de "nation" ravive les fantômes du nationalisme. Une grande partie de la gauche européenne est cosmopolite ; elle invite à se préoccuper du sort de réfugiés éloignés comme de celui de voisins dans le besoin. C'est un discours compliqué à tenir, des années durant... La gauche doit pouvoir parler de la nation. Non sur la base du sang, mais sur celle de principes démocratiques.  

À cet égard, le projet européen constitue-t-il un modèle à suivre? 
  
Oui, mais la question de l'identité n'a pas été réglée. Sur le Vieux Continent, chacun se perçoit davantage comme Français, Grec ou Allemand plutôt qu'Européen. A terme, toutefois, l'UE représente une forme de modèle.  

La démocratie doit-elle évoluer et devenir, par exemple, plus participative? 

En principe, nous souhaitons tous vivre dans une démocratie où les citoyens sont fortement engagés. L'ennui, c'est que c'est irréaliste. La plupart des êtres humains veulent gagner leur vie, élever leurs enfants, pratiquer leurs hobbys, prendre des vacances... De plus, dans une démocratie moderne, les choix à faire sont très complexes : politique monétaire, politique de santé, que sais-je. Nous n'avons ni le temps ni les compétences pour nous pencher sur ces sujets. Il est logique de déléguer notre pouvoir. Et il est illusoire de penser que la population dans son ensemble ferait de meilleurs choix que des politiciens chevronnés.  
Le populisme battu en brèche, vous y croyez ? 

Voyez Hongkong, l'Ethiopie, le Soudan, l'Algérie... La flamme de 1989 brille toujours. D'autant que les leaders populistes sont souvent de piètres dirigeants ! Dans une économie mondialisée, je ne crois pas trop au protectionnisme et à la défense étroite de ses intérêts matériels. Pour toutes ces raisons, je reste raisonnablement optimiste. 
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