viernes, 4 de octubre de 2013

LE VAINQUEUR DE DIEN BIEN PHU VIENT DE MOURIR



Avec Ho Chi Minh, en 1950.
                Ho Chi-Ming et Vô Nguyen Giap

"Giap, le volcan sous la neige" par Jean Lacouture.

“Le Monde“, 04/10/2015. 

“Le Monde” vient de publier un article historique sur le Gral. vietnamien, Vô Nguyen Giap, du grand reporter français Jean Lacouture. Cet article nous rappelle un personnage qui sera fondamental dans l´indépendance du Vietnam. Deux ans avant la bataille décisive de Dien Bien Phu, Jean Lacouture dressait déjà, le 5 décembre 1952, dans les colonnes du “Monde”, le portrait du général vietnamien, mort vendredi 4 octobre à l´âge de 102 ans. 

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En février 1946, Vô Nguyen Giap était ministre de l'intérieur du gouvernement présidé par Ho Chi-Minh depuis six mois. Il apparaissait déjà comme le meilleur lieutenant du vieux leader et les journaux vietminh de Hanoï le montraient constamment aux côtés du "président Ho". Un mois plus tôt il avait "fait" des élections qui donnaient au Vietminh 90 % des voix et une écrasante majorité à la Chambre populaire.

L'"homme fort" du régime ne s'imposait cependant pas d'emblée au visiteur qui voyait entrer dans le grand salon de l'ancien résident supérieur au Tonkin, un petit homme de trente-cinq ans environ, mince, un peu voûté ; le large visage coupé de lèvres épaisses aurait paru banal n'étaient le front énorme qui le dominait et les yeux un peu globuleux, mais brûlant d'un feu soutenu. La voix douce se faisait brusquement rugueuse, et le très bon français du leader communiste reprenait alors le rythme sautillant de l'accent vietnamien.

Nous avions naturellement parlé des possibilités d'insérer une indépendance vietnamienne dans la communauté française. Giap dit, abaissant à demi les paupières, et cachant mal une passion sans limite (à Saïgon, un de ses camarades l'avait défini devant nous : le "volcan sous la neige". Oui, ou le machiavélien romantique) : "Si les conditions sur lesquelles nous ne transigerons pas, et qui peuvent se résumer en ces deux mots : indépendance et alliance, ne sont pas acceptées, si la France est assez myope pour déclencher un conflit, sachez que nous lutterons jusqu'à la mort, sans nous laisser arrêter par aucune considération de personnes, par aucune destruction..." Déjà le petit homme au grand front avait cessé de faire penser à un étudiant "bûcheur", mais dix jours plus tard, le 7 mars, c'est encore un tout autre homme qui se dressait sur le balcon du théâtre de Hanoï, saisissant à pleine main le micro, devant plusieurs dizaines de milliers de Hanoïens venus entendre expliquer par les leaders du Vietminh "pourquoi nous avons traité hier avec les Français". Le large visage, vu de loin, prenait une puissance léonine. Et la voix, enflée par le micro, une intensité surprenante. Ce fut un tribun populaire, railleur d'abord, et puis violent, d'un cynisme étonnant, qui retourna la foule indécise. Il avait fondé son argumentation sur les nécessités tactiques, parlé de "simple pause", et donné Brest-Litovsk en exemple.

Il n'aima pas beaucoup se l'entendre rappeler, six semaines plus tard, lors de la conférence de Dalat. Chef de la délégation du Vietminh, il luttait pied à pied contre les arguments de la délégation française, dont le conseiller militaire était le général Salan. Dans la pénombre d'une chambre du Lang-Biang Palace, Giap s'expliquait : "J'ai parlé de Brest-Litovsk ? Peut-être. N'y voyez pas de duplicité... Mais nous nous tenons sur nos gardes. J'ai vu les forces de Leclerc. Comment ne tenteriez-vous pas de consolider vos positions ? C'est dans la logique des choses. Il nous faut donc, de notre côté, tenir le peuple en alerte. La lutte est devenue pacifique, à l'intérieur du cadre du traité. Mais elle continue..." Quelques jours plus tard, la lutte diplomatique, menée de part et d'autre avec intransigeance, conduisait la conférence à l'échec. "C'est un désaccord cordial", nous glissait Giap dans un demi-sourire. Trois mois plus tard on comprenait ce que Giap entendait par "dans le cadre du traité"...

Le désaccord est devenu sanglant, et le diplomate ironique de Dalat est depuis cinq ans le général Giap, commandant en chef des forces armées du Vietminh, l'homme qui a décidé le massacre de Hanoï du 19 décembre 1946 et qui tient en échec depuis lors les meilleures troupes de l'Union française.

UNE EXISTENCE IMPITOYABLE

Il est né en 1911 à An-Xa, petit village de la province de Quang-Binh, dans le Nord-Annam. Son père cultivait un petit terrain et sa mère tissait la toile. Malingre, l'enfant apprit néanmoins de son père, petit lettré, les caractères chinois. Au collège de Hué il se fit remarquer à la fois par sa passion pour la poésie et son adhésion aux doctrines du vieux révolutionnaire Pham Boï-Chau, rentré depuis peu en Indochine et dont les pamphlets nationalistes enflammaient une partie de la Jeunesse.

Il organisa des grèves d'étudiants, fonda un journal manuscrit et collabora bientôt au Tieng Dan (La Voix du peuple), dirigé par un leader nationaliste déjà célèbre, Huynh Tuc-Hang (qui devait d'ailleurs lui succéder au début de mars 1946 comme ministre de l'intérieur du Vietminh). Entré à 19 ans au parti communiste, il était bientôt arrêté.

Quand trois ans après Giap sortit de la prison de Hué, ses parents ne trouvèrent plus les moyens de le nourrir. Il gagna Hanoï, où un professeur du lycée, M. Dang Thaï-Mai, futur leader vietminh, l'hébergea et le prépara au baccalauréat. Il devenait bientôt le précepteur des jeunes frères de son professeur, puis épousait leur sœur. Étudiant en droit, Giap collaborait au journal Le Peuple.

En 1939, lors de l'interdiction du parti communiste, il échappa à une perquisition. Mais plusieurs de ses amis et sa femme étaient arrêtés. Il ne la revit pas. Elle devait mourir en prison, deux ans plus tard (et l'on ne peut oublier cet épisode tragique dès qu'il s'agit de définir Giap, homme de passions totales...). Il réussit à gagner la Chine. Quand il arrive à Yun-Nan-Fou, à trente ans, Vô Nguyen Giap est déjà l'une des trois ou quatre meilleures têtes du PCI (Parti Communiste Indochinois) En décembre 1944, désigné par le "Tong Bo", ou comité central du parti, Giap revient, le premier parmi les leaders du Vietminh, dans la haute région tonkinoise pour prendre le commandement de petits groupes de guérilleros qui luttent d'abord avec une certaine efficacité contre l'administration française et qui, se retournant ensuite contre les "Japs", permettront au Vietminh de se targuer plus tard d'une "résistance" antijaponaise dont le caractère symbolique ne pouvait échapper à l'état-major nippon.
Mais la carrière militaire de Giap est commencée...

L'HOMME DE GOUVERNEMENT

Dans le premier cabinet Ho Chi-Minh, Giap reçoit non le portefeuille de la guerre, mais celui de l'intérieur, celui de l' " ordre révolutionnaire ". Sa poigne évitera à Hanoï les horreurs de massacres tels que ceux qui le 2 septembre ensanglantèrent Saigon. Mais elle s'appliquera bientôt à une épuration dont les nationalistes non communistes seront les nombreuses victimes.

Entre tous les leaders vietminh, Giap s'impose bientôt comme le " politique " par excellence, face aux théoriciens formés à Moscou et aux extrémistes de culture chinoise tels que Ha Ba-Kang, Ho Tung-Mau et Tran Huy-Lieu. Il est alors l'homme des compromis et des coalitions, de la tactique de " front national ", d'autant plus opportune qu'en France le tripartisme est au pouvoir. Il est aussi tout simplement le plus intelligent et sera l'un des artisans de l'accord du 6 mars 1946 : reconnaissance de fait du gouvernement Ho Chi-Minh et de la " liberté du Vietnam au sein de l'Union française ".

Le début de la conférence franco-vietnamienne de Fontainebleau marque son apogée politique : Ho Chi-Minh est parti pour la France, et c'est Giap, nommé entre temps président du comité de défense, qui prend en main, pour ne plus les abandonner, les responsabilités fondamentales. Dans son Histoire du Vietnam de 1940 à 1952, Philippe Devillers a résumé cette phase des relations franco-vietnamiennes et de la carrière du leader communiste en ce titre d'un chapitre : "Giap forge ses armes". Quatre mois plus tard il était en mesure d'opposer à l'ultimatum de Haïphong d'autres menaces et de les mettre à exécution. Qui définira jamais la part exacte des responsabilités dans le déclenchement du coup de force du 19 décembre 1946 ? On pense généralement que c'est Giap qui l'imposa à un Ho Chi-Minh malade et déçu.

La guerre s'ouvrait. Et le président du comité de défense, devenu généralissime, prenait le maquis et devenait le premier maître à bord. A la radio désormais sa voix allait alterner avec celle du président – encore que depuis deux ans l'un et l'autre aient dû souvent céder le pas au secrétaire général du "Parti ouvrier", Doang Xuan-Khu, ou à Truong Chinh, l'un des premiers compagnons d'exil de Giap.

LE STRATÈGE

Le "général" Giap allait-il égaler le militant, le tribun, le diplomate ? Dût-on susciter sa colère, on verra en lui le Trotski de la révolution vietnamienne. Chez lui l'organisateur domine naturellement le stratège, et depuis deux ans le premier a peut-être porté tort au second. Car certains mettent au passif de cet étonnant chef de guerre deux fautes importantes : l'acceptation des grandes batailles et la création de vastes unités régulières, divisions comprises. Les deux erreurs sont liées : grandes unités lourdes en vue de grandes batailles. D'où renoncement à la tactique plus " payante " de guérilla généralisée. Mais la faute essentielle de Giap ce fut, selon l'un des meilleurs observateurs de la guerre du Vietnam, un "péché d'orgueil". Lorsque le général de Lattre fut envoyé à Saigon, Giap prononça à la radio une étonnante allocution : "Les Français viennent d'envoyer à l'armée populaire un adversaire digne d'elle. Nous le battrons sur son terrain." Et ce fut Vinh-Yen, la première grande bataille de la guerre, les vagues d'assaut des hommes noirs jetées sur les mitrailleuses françaises, une hécatombe. Deux fois encore, à Dong-Trieu et à Ninh-Binh, Giap allait renouveler son défi à de Lattre. Deux fois ses meilleurs régiments remontèrent décimés vers la montagne ou les collines calcaires qui surplombent au sud la rizière du delta. Hanoï s'éloignait de Ho Chi-Minh.

Mais en dépit d'erreurs de conception, surprenantes chez ce réaliste, on convient volontiers dans les milieux militaires qu'il a souvent fait preuve d'une véritable habileté manœuvrière, et que l'offensive sur Ninh-Binh notamment révèle un authentique chef de guerre. C'est néanmoins par l'emploi de la guérilla que Giap fait peser sur ses adversaires la plus lourde menace. Et non seulement la guérilla militaire, mais aussi la politique. Sur ce dernier plan le jeu qu'il mène est d'une virtuosité déconcertante : il sait choisir le moment favorable, l'opération la plus gênante pour ses adversaires, la plus impressionnante aussi pour l'opinion publique de Hanoï, de Saigon ou de Paris. Politique, propagande et stratégie sont en chacune de ses actions constamment liées.

La guerre totale, dont il a donné le signal voilà six ans, il la mène avec une rigueur de leader communiste et de chef de guerre asiatique. "... Nous ne nous laisserons arrêter, disait-il, par aucune considération de personnes, par aucune destruction." Giap a tenu parole.

Jean Lacouture

Link Original: http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/10/04/giap-le-volcan-sous-la-neige-par-jean-lacouture_3490259_3216.html