Entretien avec Tzvetan Todorov : Humanisme, Libéralisme et esprit des Lumières
Je reproduis ci-dessous l'entretien que m'a accordé l'an dernier Tzvetan Todorov. Cet entretien est paru dans le Numéro 372 (juin 2007) de L'ENA hors les murs, consacré au Libéralisme. Le dossier comportait également d'intéressantes contributions de Raymond Boudon, Monique Canto Sperber, Gabriel de Broglie, Valérie Charolles, Philippe Némo et Jean-Christophe Gracia.
Directeur
de recherche au CNRS, philosophe, historien des idées, linguiste et
sémiologue, théoricien de la littérature et de l’altérité, propagateur
du structuralisme avec Roland Barthes, et représentant de la
narratologie avec Gérard Genette, Tzvetan Todorov fait partie des très
rares intellectuels français contemporains dont l’œuvre est traduite,
connue, étudiée et disséquée dans le reste du monde, notamment aux
Etats-Unis, où il intervient fréquemment dans les plus grandes
universités. Né en Bulgarie dans une famille de bibliothécaires, il
échappe au communisme en s’installant en France dans les années 1960. Il se fait très vite remarquer par ses traductions des formalistes russes, son Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage
et sa contribution à la naissance de la poétique contemporaine et au
renouveau de la rhétorique. Il avait commencé à s’intéresser aux
approches formelles en Bulgarie. C’était
alors pour lui le seul moyen d’échapper à l’idéologie marxiste qui
était prégnante dans le système éducatif des pays de l’Est. Tout au long
de sa vie, il ne cessera de s’interroger sur l’horreur totalitaire et
les aléas de la mémoire. En 1966, aux côtés de Jean-Pierre Vernant,
Jacques Lacan, Jacques Derrida, Edward Said, Jean Hyppolite, Roland
Barthes, Georges Poulet, Gérard Genette et de quelques autres, il
participe au désormais célèbre séminaire « The Languages of Criticism
and the Sciences of Man » organisé par René Girard à l’université Johns
Hopkins, séminaire qui marquera le grand début de la percée américaine
de la French Theory.
Tzvetan
Todorov est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui ont fait date, dont
Littérature et signification (Larousse, 1967), Introduction à la
littérature fantastique, (Seuil 1970), Qu’est-ce que le structuralisme ?
Poétique, (Seuil 1977), La Conquête de l’Amérique (Seuil, 1982),
Critique de la critique (Seuil, 1984), Nous et les autres (Seuil, 1989),
Face à l’extrême, (Seuil, 1991), la Vie commune (Seuil, 1995), Le
jardin imparfait (Grasset, 1998), Mémoire du mal, tentation du bien
(Robert Laffont, 2000), Le nouveau désordre mondial, réflexion
d’un Européen (2005), Les aventuriers de l’absolu (Robert Laffont,
2006), L’esprit des Lumières (Robert Laffont, 2006). Il a également
consacré des essais à Rousseau, Frêle Bonheur (Hachette, 1985) et à
Constant, Benjamin Constant, la passion démocratique, (Hachette, 1997).
Il a préfacé les Mémoires de Raymond Aron et L’Orientalisme d’Edward
Said. Il a co-écrit avec son épouse la romancière Nancy Huston Le Chant
du bocage (Actes Sud, 2005). Son ouvrage le plus récent est La
littérature en péril (Flammarion, 2007).
La journaliste Catherine Portevin le décrit bien lorsqu’elle écrit, dans le livre d’entretiens qu’elle a conduits avec lui, Devoirs et délices
(Seuil, 2002) : "Personnage plutôt discret, Tzvetan Todorov intervient
rarement pour commenter l'actualité du moment mais, par son itinéraire
et ses thèmes de prédilection, il se trouve au carrefour de bien de nos
interrogations contemporaines. Plus français que nombre de nos
intellectuels par l'héritage qu'il assume, il est aussi le plus européen
et, ce que l'on sait peu, parmi les auteurs les plus traduits dans le
monde. Il défend un humanisme critique, débarrassé de la bigoterie
bien-pensante des charitables."
Un esprit libre, brillant, chaleureux et modeste. Trop modeste.
Karim Emile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de la rédaction.
Karim E. Bitar :
Dans votre essai sur la pensée humaniste en France (Le jardin
imparfait, Grasset, 1998), vous avez montré que pour les grands
humanistes français, de Montaigne à Benjamin Constant, l’existence
humaine ressemble au « jardin imparfait » décrit par Montaigne, ni
entièrement déterminée par les forces qui la produisent, ni infiniment
malléable par la volonté des puissants. De prime abord, on pourrait
penser qu’une telle vision, par son « pragmatisme » aurait pu être
propice à un plus grand épanouissement de l’idée libérale en France.
Pourtant, cet humanisme français a souvent pris une autre voie que celle
du libéralisme, notamment avec Rousseau. Y voyez-vous un paradoxe, et
si oui, comment l’expliquez-vous ?
Tzvetan Todorov :
Je dirais que l’humanisme a intégré plusieurs composantes, et l’une de
ces composantes est très clairement apparentée à l’idée libérale. Mais
il a également absorbé, et a plus qu’absorbé, il s’est parfois confondu
avec ce que nous appelons en France l’idée républicaine. Ces deux
ingrédients (républicain et libéral), sans être strictement en
contradiction, ne coïncident pas entre eux. C’est souvent le versant
républicain qui l’a emporté. On peut dire qu’au XIX ème siècle, c’est
plus l’héritage républicain de Rousseau auteur du Contrat Social qui s’est imposé, alors que la lignée libérale qui a été portée par Tocqueville est restée dans la marge. Notamment
aussi parce qu’à partir du milieu du siècle, dans le socialisme, ce qui
l’a préfiguré et ce qui l’a représenté, l’idée libérale était mise
entre parenthèses.
Il est important de souligner que ces
deux héritages républicain et libéral ne sont en réalité pas
incompatibles. Et le moment le plus intéressant de leur conjonction est
l’œuvre théorique et la pensée de Benjamin Constant. D’une certaine
manière, on peut dire que l’oeuvre de Constant en matière de philosophie
politique se présente comme une tentative de synthèse de ces deux
traditions. Dans le début de son livre intitulé Principes de politique,
il commence par admettre le grand principe de Rousseau selon lequel le
pouvoir se trouve entre les mains du peuple, et que c’est uniquement ce
pouvoir là, la souveraineté populaire, qui constitue un pouvoir
légitime. Jusque là, il est parfaitement rousseauiste. Mais,
ajoute-t-il, à ce premier principe de politique, -nous pourrions dire
premier principe de la démocratie libérale-, il faut absolument en
ajouter un second, à savoir que l’individu, l’être humain, doit disposer
d’un espace sur lequel personne n’a le droit d’empiéter. Non seulement
un pouvoir absolu d’origine divine ou traditionnelle tel que le pouvoir
royal en France avant la Révolution, mais aussi un pouvoir qui, lui,
provient du peuple, provient de cette souveraineté du peuple. La
souveraineté du peuple à son tour s’arrête devant une frontière, celle
qui protège la liberté de l’individu. Et je dirais que ce sont ces deux
grands principes, ces deux grands courants qui nourrissent toute
démocratie, ces deux grandes idées qui du reste peuvent être subsumées
dans une idée unique, qui est celle de l’autonomie telle que l’entend
Kant, telle que l’entend la philosophie des Lumières. C’est à la fois
l’autonomie de la collectivité (la collectivité n’a pas à suivre un
ordre qui lui est imposé du dehors, soit d’une tradition ou d’une
interprétation des représentants d’une révélation venue d’en haut, en
particulier les prêtres, -donc refus de l’hétéronomie sur le plan
proprement politique-), mais aussi l’autonomie de l’individu qui, comme
le disait Kant, doit accéder à l’état de majorité et décider par
lui-même et non pas parce qu’il adhère à un groupe.
Ces deux exigences ne
sont donc pas contradictoires parce qu’elles proviennent de la même
source, mais à un moment donné, chacune de ces deux exigences pose une
limite à l’autre. L’individu doit acquérir une autonomie, mais cette
autonomie est limitée par l’intérêt général. La communauté
doit pouvoir exercer une volonté qu’en principe rien ne limite, mais en
fait, elle est limitée par plusieurs choses et notamment par ce
territoire réservé à l’individu. Et Constant,
dans son célèbre texte sur la liberté des anciens et la liberté des
modernes, qui est en fait un chapitre de Principes de politique, donne
le nom de « liberté des anciens » et de « liberté des modernes » à ces
deux grand principes. La « liberté des anciens », c’est, dit-il, le
droit de participer, c’est le fait que nous tous participons du pouvoir
qui est exercé dans un pays, dans un Etat. La « liberté des modernes »,
c’est comme disait Isaiah Berlin « freedom from », la liberté de ne pas
faire certaines choses, le fait que personne ne puisse nous obliger à
obéir à des lois injustes. C’est par là un espace de liberté. Constant,
en quelque sorte, absorbe et boit le lait de Rousseau mais aussi celui
de Montesquieu, avec l’idée de l’équilibre des pouvoirs et de la
modération, qui est une idée de préservation des libertés. Constant
montre que les deux peuvent être vécues en commun. Je dirais que l’œuvre
de Constant constitue un grand moment de l’histoire de la pensée politique française : Il est libéral, ce qui veut dire à l’époque qu’il est de gauche, et
en même temps, dans la pensée de Constant, il y a une polémique très
intéressante, une contestation des saint-simoniens, qui sont les
précurseurs du socialisme, et qui vont devenir la gauche quelques
générations plus tard. Constant montre que leurs idées, avec leur esprit
de soumission de l’individu, sont liberticides.
KB :
Il y a un autre paradoxe qui remonte à très loin. D’un côté, l’homme
moderne, dans la vision d’un Calvin ou d’un Descartes, est
individualiste, donc en quelque sorte fatalement libéral. D’un autre
côté, au moment de la Révolution et du débat autour des Lumières, on a
vu apparaître une pensée que l’on pourrait qualifier d’antilibérale,
aussi bien chez un conservateur contre-révolutionnaire comme Joseph de
Maistre, (pour qui l’homme n’existe qu’en tant que membre de telle ou
telle société), que chez un révolutionnaire comme Jean-Jacques Rousseau.
La conjonction de ces deux anti-libéralismes n’est-elle pas encore
prégnante dans la France d’aujourd’hui ? Vous avez consacré un essai à
Rousseau et un autre à Constant. Comment expliquez-vous que dans la
France d’aujourd’hui, la postérité de Rousseau soit plus forte que celle
de Constant ?
TT :
Pour commencer par la deuxième partie de la question, la plus facile,
je pense que cela est lié à la Révolution française, qui a été vécue
sous l’ombre de Rousseau, même si pour moi, il est évident que Rousseau
aurait été scandalisé et indigné par Robespierre, qui se réclamait de
lui. La Révolution française, comme Constant l’avait immédiatement
remarqué, a affirmé qu’il suffisait de faire passer le lieu du pouvoir
des mains du monarque de droit divin aux mains du peuple pour que le
tour soit joué. Le fait que le tour n’a pas été bien joué est démontré
par la dérive de la Révolution dans la terreur. On a vu que le peuple,
ou plutôt ses représentants, pouvait exercer sa dictature,
la dictature de Robespierre et du Comité de salut public. Je dirais
donc que c’est l’ombre tutélaire de la Révolution française qui est
responsable de la prédominance du versant républicain sur le versant
libéral. Pour revenir aux autres aspects de votre question, compte aussi
le prestige de la Révolution française, interprétée de cette manière
excessive et réductrice plutôt qu’à à la manière d’un Constant ou de
Madame de Staël, reine des libéraux de l’époque : eux ne
rejetaient pas la révolution, mais voulaient que cette révolution soit,
justement, libérale, c'est-à-dire qu’elle préserve aussi les droits des
individus, au lieu de les bafouer. Dans Le jardin imparfait,
j’indique (en plaisantant) qu’il y a plusieurs querelles de famille en
même temps. L’humanisme essaie de n’exclure ni l’idée républicaine ni
l’idée libérale. La pensée humaniste mène un combat sur deux fronts.
D’une part, elle est attaquée par les scientistes, par les déterministes
radicaux, par tous ceux qui veulent voir une sorte de logique
scientifique appliquée au processus politique, et elle attaquée d’autre
part par les conservateurs. C’est une coïncidence qui n’est pas
fortuite : le fondateur de la réflexion sociologique en France n’est pas
Marx, mais Bonald, le grand théoricien conservateur avec Joseph de
Maistre. Bonald fut un peu le doctrinaire de ce courant. Mais d’une
certaine manière, il était prêt à mettre la société à la place de Dieu,
ou en tout cas assimiler l’un à l’autre. Il était monarchiste mais il se
reconnaissait néanmoins dans le corps social. Ce qui était pour lui
totalement inadmissible, c’était, vous l’avez dit dans la question, le
protestantisme, Calvin, ou encore Descartes, et ce qui en découlait. Et
Bonald mettait Rousseau de ce côté-là. J’interprète pour ma part
Rousseau de façon moins extrémiste. Il faut voir que le Contrat social
est une pièce d’un ensemble, et que ce n’est pas tout Rousseau. Rousseau
a écrit les Confessions et les Rêveries d’une part, le Contrat social
d’autre part, mais aussi l’Emile, qui est une tentative d’englober le
tout dans un seul projet. Dans l’Emile, il y a un petit passage qui
explique quel usage on doit faire du contrat social. Et notamment, qu’il
n’est pas du tout question de bâtir un Etat sur le modèle du Contrat
social. En somme, la tentative de Robespierre est condamnée d’avance.
L’autre
aspect de votre question c’est : est-ce qu’aujourd’hui, le
républicanisme et le conservatisme coïncident ? Chevènement et de
Villiers. Nous savons que sur certains thèmes limités, ils peuvent
effectivement s’entendre. Et que c’est toujours aux dépens de la liberté
de l’individu.
KB :
L’autre problème actuel vient du fait que ceux qui en France se disent
libéraux ne le sont pas vraiment. Votre livre Le nouveau désordre
mondial, Réflexion d’un Européen (Robert Laffont, 2003), préfacé par
Stanley Hoffmann, a établi un bilan des politiques néo-conservatrices.
Aux Etats-Unis, William Kristol fait en quelque sorte une captation
d’héritage en se revendiquant abusivement de Raymond Aron, que vous
connaissez bien puisque vous avez préfacé ses Mémoires. En France, on
constate parfois que ceux qui se présentent comme « libéraux » sont en
fait des néo-conservateurs sur bien des sujets. Pensez-vous que les deux
visions soient compatibles ? Les néo-conservateurs sont pour la plupart
des idéologues, alors que le libéralisme authentique est tout sauf une
idéologie.
TT : Sans même entrer dans les catégorisations « idéologie ou « non-idéologie », je dirais pour commencer qu’en
France, l’usage du terme libéral est des plus déroutants. Parce que le
mot est employé par une certaine gauche qui se dit antilibérale, dans un
sens qui est à peu près synonyme de capitalisme. Ce qui est tout de
même extrêmement bizarre. Je peux comprendre d’où vient l’enchaînement,
mais néanmoins, cela me perturbe profondément parce que le libéralisme
est une doctrine avant tout politique qui commence avec Locke, avec
Hobbes, avec Montesquieu, et qui est une doctrine de défense des
libertés. Parmi ces libertés, il y a la liberté d’entreprendre, la
liberté économique, mais quand vous lisez Constant ou Tocqueville ou
Aron, c’est une liberté parmi beaucoup d’autres. Et quand ils parlent de
« libéral », ils entendent tout d’abord la liberté politique. En ce
sens, les libéraux français, ce sont Lafayette, Constant, ceux qui
s’opposaient aux ultras, aux conservateurs. Les libéraux, ce n’était
donc pas l’extrême droite, comme c’est entrain de le devenir
aujourd’hui ! J’ai moi aussi sursauté quand j’ai lu sur le dos d’un
livre de Robert Kagan qui s’appelle La force et la faiblesse, un
« blurb » qui disait quelque chose du genre « Raymond Aron a trouvé son
digne successeur ». C’est une pure aberration. Raymond Aron était un
grand combattant libéral, quelqu’un qui a énormément fait pour que la
grande tradition libérale se perpétue, mais les personnages qui
aujourd’hui mènent la politique néo-conservatrice, que ce soit aux
Etats-Unis, où ils s’appellent néo-conservateurs, ou en France, où ils
s’appellent « libéraux » s’inscrivent dans ce qui n’est plus qu’une
trahison des idéaux libéraux d’Aron. Parce que lorsqu’on dit que l’on
veut imposer aux autres le « bien », on n’est plus du tout dans l’idée
libérale qui consiste à laisser chacun chercher le « bien » à sa
manière. Donc un pays qui en occupe un autre pour lui imposer son modèle
se comporte de façon strictement antilibérale, puisqu’il use de la
force. Je regrette beaucoup que le mot « libéral » soit aujourd’hui
dévoyé. Il est dévoyé d’abord par ses adversaires, qui lui font
signifier capitalisme, et qui le confondent avec une attitude économique
qui ne connaît aucun frein. Aucun pays ne l’a d’ailleurs jamais
pratiqué, car aucun pays, aucun gouvernement, ne veut laisser un levier
d’action aussi important lui échapper. Le terme libéralisme est
également dévoyé par ceux qui s’en réclament, qui en font une sorte de
cri de ralliement pour conduire à l’extérieur une politique
impérialiste, et à l’intérieur, une politique souvent répressive. Je
pense donc que Raymond Aron, qui n’était pourtant pas un homme de
gauche, ne reconnaîtrait pas son libéralisme. Il a toujours écrit dans
la presse de droite, mais c’est aussi parce qu’il pensait que c’était la
droite qu’il devait convaincre. Il écrivait sur la guerre d’Algérie ce
qu’écrivaient les gens de gauche. Et il dénonçait le totalitarisme alors
que la presse de gauche était prête à le défendre. C’était un homme
libre.
KB : Entre ce qu’on qualifie de libéralisme en France, et ce qu’on appelle libéralisme aux Etats-Unis, il y a un gouffre.
TT : Mon ami Stephen Holmes (1),
qui est l’un des meilleurs philosophes politiques des Etats-Unis, se
réclame du libéralisme. Dans la bouche des conservateurs américains, le
mot « liberal » est une injure, qui signifie gauchiste. Mais en fait, il
faudrait que le mot libéral garde son sens traditionnel. Ce n’est pas
un gauchisme car il manque justement toute cette dimension utopiste,
toute cette tendance à vouloir transformer le réel par la violence. Le
sens exact est donc pour moi celui d’un centre-gauche, d’un réformisme,
qui n’est pas loin de l’idée social- démocrate, et qui n’est pas loin
non plus de l’attitude de la droite modérée. Et le néo-conservatisme
n’est pas la droite modérée. C’est une attitude révolutionnaire qui
cherche à changer le monde en ayant recours à la violence, en
particulier sur la scène internationale, mais parfois également en politique intérieure.
KB : Peut-on espérer l’émergence d’un libéralisme de gauche en France ?
Cela
me paraît bien difficile, étant donné la réputation sulfureuse du
libéralisme parmi les militants de gauche. Je suis désolé qu’il en soit
ainsi et qu’il n’y ait pas de place pour ce qui est une vision très
cohérente et une façon saine de raisonner. Je suis surpris que dans
le « mainstream » de la politique française, on ne parvienne pas à se
rendre compte que l’on a absolument besoin de l’héritage libéral pour
mener une politique démocratique moderne. Mais cet héritage libéral,
comme l’avait déjà vu Benjamin Constant il y a deux siècles, consiste à défendre aussi bien le principe républicain que le principe libéral. Une démocratie moderne doit constamment unir ces deux principes, limiter les excès de l’un par le rappel de l’autre.
KB: Pour
conclure, un mot sur la littérature. Beaucoup d’écrivains de notre
temps semblent avoir eux aussi sombré dans une sorte d’antihumanisme et
d’antilibéralisme. Ils semblent faire l’impasse sur le monde et sur
l’humain et préfèrent se complaire dans l’autofiction, le nombrilisme et
le désespoir. TT : Oui, beaucoup d’entre eux avaient cru à cette religion politique qu’était le communisme et en ont été déçus. Ils ont perdu la foi. Pour eux, désormais, la terre est une vaste désolation. Ils ne conçoivent plus qu’il y ait une positivité possible parce qu’ils avaient mis tous leurs espoirs et toute leur foi dans le mirage communiste, d’origine religieuse ou politique. Et je crois qu’effectivement, il faut appeler de nos vœux et espérer renouer avec une littérature humaniste. Non pas au sens où elle illustrerait les thèses humanistes, mais une littérature qui ne se complaise plus dans ce désespoir de salon, parce que ce désespoir de salon n’empêche pas les mêmes, une fois qu’ils ont pondu leur dernier livre qui est un cri de désolation, d’aller faire la fête au soleil. Romain Gary que j’aime tant, était un écrivain humaniste, mais cela ne veut pas dire qu’il voyait le monde avec des lunettes roses. Il en voyait tout le tragique, mais il savait aussi que l’être humain était quand même la seule valeur qui restait et c’était pour cette valeur qu’il se battait. C’est un peu cela que j’appelle aujourd’hui de mes vœux. Je ne voudrais pas distribuer de bons ou de mauvais points, mais nous vivons dans une époque d’individualisme extrême, qui dépasse le libéralisme de l’autre côté, qui oublie que nous ne pouvons pas survivre sans les autres autour de nous et que la vie, engendrement perpétuel du nouveau, est passionnante.
1)
Professeur à la New York University School of Law, il a récemment
publié The Matador’s Cape, America’s Reckless Response to Terror
(Cambridge University Press, 2007), une analyse psychologique et philosophique de la guerre contre le
terrorisme.
Link: http://cyrano.blog.lemonde.fr/2008/04/01/entretien-avec-tzvetan-todorov-humanisme-liberalisme-et-esprit-des-lumieres/
terrorisme.
Link: http://cyrano.blog.lemonde.fr/2008/04/01/entretien-avec-tzvetan-todorov-humanisme-liberalisme-et-esprit-des-lumieres/