« Pour les Turcs, reconnaître le génocide est une trahison »
LE MONDE
| par Gaïdz Minassian
Edhem Eldem enseigne l’histoire à l’université de Bogazici
(Istanbul). Il est spécialiste de l’histoire économique et sociale du
XIXe siècle. Membre du comité d’organisation de la conférence
de 2005 à Istanbul sur le sort des Arméniens de l’Empire ottoman, il a
étudié les massacres d’Istanbul de 1896.
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Que signifie commémorer aujourd’hui en Turquie le centenaire du génocide des Arméniens ?
Pour ceux qui le font – ils sont fort peu nombreux
–, il s’agit d’un devoir de mémoire, d’un engagement moral et parfois
d’un défi politique. Pour la grande majorité de la population, la
question ne se pose même pas puisque le génocide est nié. Le reconnaître
et le commémorer équivalent par conséquent à une forme de trahison ou,
au mieux, à des errements causés par un endoctrinement étranger. Il faut
cependant signaler que la commémoration est désormais possible, alors
qu’elle était impensable il y a à peine une décennie.
Sur le temps long de l’histoire de l’Empire ottoman, quelle est la particularité de la relation entre Turcs et Arméniens ?
Je
ne suis pas sûr qu’on puisse vraiment parler de Turcs dans un contexte
ottoman. C’est une appellation occidentale qui est reprise par le récit
national et nationaliste turc qui s’évertue à
turquifier le passé ottoman. Cela étant dit, il est vrai que les
Arméniens et les musulmans turcophones de l’empire avaient des liens de
proximité et de familiarité, telle la langue turque très usitée par les
Arméniens. Commun aussi aux « Turcs » et aux Arméniens, un profond
ancrage dans le territoire anatolien où bon nombre d’Arméniens sont
aussi de simples paysans. Même à Istanbul, le profil de l’Arménien moyen
se rapproche beaucoup de celui des musulmans.
L’élite ottomane se plaisait à appeler les Arméniens millet-i sadıka, la « nation fidèle ».
Venimeux et cynique compliment qui résume la dimension tragique du sort
des Arméniens ottomans. Une population dont l’écrasante majorité ne
voulait pas concevoir son avenir en dehors de l’empire, mais qui finit
par être accusée de tous les maux d’un système en déliquescence.
Les Lumières ont-elles joué un rôle d’accélérateur des tensions ?
Disons plutôt qu’une
certaine forme de modernité, dérivée des transformations politiques et
idéologiques de l’Europe, a fortement influencé l’Etat et la société
ottomans au XIXe siècle, notamment à travers
l’occidentalisation du système. L’impact de cette modernité a été
ambivalent. D’une part, un aspect positif : une forme de rationalisation
de la politique, une plus grande intégration avec le monde extérieur,
une émancipation progressive de la société et notamment des
non-musulmans. D’autre part, le revers de la médaille : l’écart se
creuse entre les « modernes » et les autres, entre l’élite et les
laissés-pour-compte.
Dans le cas des Arméniens, mais aussi des
autres communautés non musulmanes, cette ambivalence est assez visible.
Les réformes créent un système qui, sans être constitutionnel ou
parlementaire, s’ouvre à un certain degré de participation et de
représentation au profit des non-musulmans. Mais le système bloque sur
la notion d’égalité entre musulmans et non-musulmans. Le principe de
base est l’équité, qui permet de traiter les autres avec justice sans
pour autant les considérer comme des égaux.
C’est malheureusement
encore comme cela que la société turque fonctionne aujourd’hui. Cela
explique que, bien qu’aucun texte ne l’interdise, il est pratiquement
impossible à un non-musulman d’accéder à un poste dans l’armée ou dans
la fonction publique en dehors des secteurs « secondaires », comme
l’université.
Au XIXe siècle, l’élite et les classes
moyennes arméniennes se développent rapidement, mais, si ce
développement se traduit par des acquis sociaux, culturels et
économiques, les droits politiques ne suivent pas au même train et il en
découle des frustrations et des tensions importantes. Celles-ci,
combinées avec la montée du nationalisme et la faillite de l’empire, ont
fini par créer un mélange explosif.
L’Europe en général et la France en particulier ont exprimé, dès le XIXe siècle,
leur sympathie envers les Arméniens mais aussi leur soutien à
l’intégrité de l’Empire ottoman. Pouvait-on concilier ces deux
positions ?
Il suffit d’observer l’Europe et le Moyen-Orient
aujourd’hui pour voir à quel point la realpolitik et les politiques
humanitaires peuvent se retrouver en porte-à-faux. Les Arméniens
ottomans ne bénéficiaient d’aucun véritable soutien international
au-delà de quelques vœux pieux de réforme prononcés après le congrès de
Berlin de 1878 et d’une vague de compassion après que les massacres
eurent pris de l’ampleur dans les années 1890.
Considérez-vous que les origines du génocide de 1915 remontent au XIXe siècle avec les massacres de 1894-1896 ?
Les massacres du règne d’Abdülhamid II [sultan de 1876 à 1909]
constituent un tournant décisif. Il s’agit du passage des massacres « à
l’ancienne » – localisés, sporadiques – aux massacres « modernes »,
provoqués, organisés, et de toute évidence commandités par le souverain.
Sous Abdülhamid II, le massacre devient l’instrument d’un terrorisme d’Etat dirigé contre toute une communauté.
Dès lors, il paraît impossible de ne pas faire un lien entre le
caractère particulièrement systématique de cette vague de violence et la
politique d’annihilation et de destruction que mettront en place les
Jeunes-Turcs.
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Istanbul ou le silence du génocide
Vous avez été l’un des artisans de la première
conférence sur le génocide des Arméniens organisée sur le sol turc
en 2005. Le négationnisme d’Etat est-il indéboulonnable en Turquie ?
Le
négationnisme est renforcé par près d’un siècle d’endoctrinement. Au
moins trois générations ont grandi dans une sorte de vase clos, nourries
d’un discours combinant déni et victimisation. Ce « gel » de l’Histoire
rend la confrontation d’autant plus pénible aujourd’hui dans un pays où
le nationalisme fait partie de la culture de masse. Un gouvernement
osant aller dans ce sens serait assuré d’une perte massive de voix [aux élections].
Pourtant, les choses ont bougé, notamment sous le gouvernement actuel.
Un seuil a été franchi après la conférence de 2005 : il est désormais
possible de parler et de publier à ce sujet, et le discours officiel
s’est transformé pour inclure un brin d’empathie et reconnaître la
souffrance de l’autre. Rappelons aussi que certains acteurs politiques,
notamment kurdes, parlent ouvertement de reconnaissance du génocide.
Cette historiographie marginale que vous incarnez, à
propos de 1915, va-t-elle prendre le pas sur le discours négationniste
officiel ?
Le problème est beaucoup plus vaste et profond.
L’exploitation et la manipulation de l’histoire à des fins politiques
sont à la base de l’idéologie et de la politique turques depuis environ
un siècle. Du point de vue de l’historien, le négationnisme officiel
rejoint d’une part le mythe kémaliste des années 1930 de « nos ancêtres les Hittites », qui voulait que toutes les populations anatoliennes fussent turques et, d’autre part, les fantaisies néo-ottomanistes du gouvernement actuel,
qui prétendent établir une continuité nationale entre le passé ottoman
et le présent. C’est ce qui m’a fait écrire récemment qu’il fallait « sauver l’histoire ottomane des Turcs ».
Même
si je reconnais de très sérieux progrès pendant ces deux dernières
décennies, il me semble que, tant que l’histoire restera otage de la
politique et du populisme, la « bonne » histoire aura beaucoup de mal à
sortir de cette marginalité. Le véritable défi est de faire de
« l’histoire solide » qui puisse se prêter à de la bonne vulgarisation
sur ce sujet qui lui échappe encore. Nous n’y sommes pas encore, mais ce
que j’observe au sein d’une jeune génération de chercheurs me donne de
l’espoir.
Croyez-vous qu’un jour la Turquie reconnaîtra le génocide des Arméniens ?
Ma réponse précédente traduit mon ambivalence à ce sujet.
LINK: http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/04/22/pour-les-turcs-reconnaitre-le-genocide-est-une-trahison_4620613_3214.htm