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8 questions pour en finir avec les clichés sur la théorie de l’évolution
Par Pierre Barthélémy19 mars 2014
Jean-Sébastien Steyer est paléontologue au
CNRS et rattaché au Muséum national d'histoire naturelle. Avec
l'astrophysicien Roland Lehoucq, l'archéologue Jean-Paul Demoule et
l'écrivain de science-fiction Pierre Bordage, il vient de co-signer Exquise Planète (éditions
Odile Jacob, 190 p., 19 €), un livre où, sur le principe du cadavre
exquis, les auteurs imaginent une planète où se développe la vie, en
suivant les lois de la physique et de la biologie. L'exercice permet de
réinterroger la théorie de l'évolution, souvent déformée par une série
d'idées reçues que j'ai demandé à Jean-Sébastien Steyer de décrypter
pour les lecteurs du Monde.fr.
1/ Soit par une simplification
excessive soit dans le discours des partisans créationnistes de
l'« Intelligent Design », l'évolution est souvent représentée comme une
ligne droite qui va de la bactérie jusqu'à l'homme. Que répondre à ceci
et quelle autre représentation graphique serait plus correcte ?
L’esprit humain a du mal à accepter le rôle important du hasard et
l’absence de hiérarchie dans l’évolution, deux leitmotivs que je me suis
imposés en écrivant Exquise Planète. Avant même que l’évolution
ne soit connue, Aristote classait le monde selon une hiérarchie
imaginaire allant des minéraux jusqu’à Dieu, englobant alors les
bactéries et l’homme ! Cette conception hiérarchique de l’évolution,
dictée par les croyances plus que par la raison, a donc une origine très
ancienne. Elle montre que, même si certains religieux ont participé à
la description de la nature, les religions sont des prismes nous
empêchant de la comprendre.
En 1996, et à défaut d’admettre enfin la réalité de l’évolution,
l’Eglise catholique reconnaît que la théorie de l’évolution est « plus
qu’une hypothèse »… Des spiritualistes (parfois déguisés en
scientifiques pour mieux brouiller les pistes) prêchent alors un
déterminisme dans l’évolution : « OK, l’évolution existe, mais elle est
dirigée par Dieu. » Ce mélange entre science et religion – certains
parlent même de « réconciliation » – n’a pas lieu d’être puisque ces
deux magistères (pour reprendre les termes de Stephen Jay Gould)
répondent à des questions fondamentalement différentes, « comment » et
« pourquoi ». C’est cet affreux mélange qui masque la vision
buissonnante et aléatoire que nous devrions tous avoir de l’évolution…
2/ L'évolution va-t-elle nécessairement vers plus de complexité comme on l'entend souvent ?
Non. Concevoir l’évolution comme une augmentation de la complexité,
c’est encore une fois lui donner un sens… Or l’évolution est un
phénomène stochastique et foisonnant qui part dans toutes les
directions. L’argument souvent avancé est alors « Oui mais regardez le
cerveau humain et l’évolution de l’homme ; ne sommes-nous pas plus
complexes que les autres espèces ? » En bons primates égocentriques,
nous percevons l’évolution comme une augmentation de la complexité car
nous trônons sur notre branche. Or dans l’arbre de la vie, aucune espèce
n’est plus complexe ni plus évoluée qu’une autre, mais toutes sont
différentes.
Cette idée de complexité hiérarchise non plus les espèces
elles-mêmes, mais les caractères les définissant : ainsi le fait de
posséder un cerveau devient plus important que celui de posséder un œil
ou un rein… Vu sous cet angle, il est alors facile de démonter
l’argument en orientant le projecteur sur d’autres caractères : le crâne
des hominidés est par exemple beaucoup plus simple que celui d’un
vulgaire poisson car il contient beaucoup moins d’os !
3/ Un autre raccourci très courant dans la vulgarisation est qu'une forme apparaît pour réaliser une fonction. Comment reformuler les choses sans ce « pour » ?
Il faut reconsidérer l’importance du hasard dans l’évolution et se
détacher du contexte finaliste et adaptationniste. Je m’explique :
l’évolution consiste en l’apparition de nouvelles formes éventuellement
retenues par la sélection naturelle si elles remplissent des fonctions
avantageuses permettant la survie et/ou la propagation de l’espèce.
Comme les mutations produisent une infinité de formes, l’évolution est
donc un joyeux bricolage ! Hélas l’œil humain agit encore une fois comme
un prisme : l’organe une fois identifié, il est tentant en effet de le
considérer comme un produit fini ayant été sélectionné pour quelque
chose. C’est le problème de l’adaptationnisme qui, comme son nom
l’indique, ne conçoit souvent que l’adaptation comme unique moteur de
l’évolution…
Or en paléontologie, nous identifions de plus en plus d’exaptations,
c’est-à-dire des fonctions non-implicites pourtant retenues par la
sélection naturelle : ainsi les plumes ne sont pas apparues pour le vol mais elles permettaient aux dinosaures de maintenir leur chaleur corporelle. Les pattes ne sont pas apparues pour marcher,
elles permettaient aux premiers tétrapodes de mieux s’agripper entre
eux et au fond de l’eau. Ces nouvelles observations brisent les idées
reçues qui sont d’autant plus ancrées que nous vivons dans des sociétés
consuméristes où tous les objets qui nous entourent doivent être utiles
et où rien ne doit être laissé au hasard.
4/ L'image du chaînon manquant est
elle aussi très ancrée dans l'imagerie populaire. Se justifie-t-elle
sur le plan scientifique ?
Non. Et pourtant, cette représentation est en effet très présente
dans les consciences collectives : nous avons tous en tête, sur des
T-shirts ou des panneaux divers, le célèbre dessin repris N fois et
mettant en scène un singe se redressant et se transformant en
australopithèque, en Homo habilis, etc. jusqu’en homme moderne.
Ce schéma véhicule une vision graduelle, linéaire et donc fausse de
l’évolution. Elle est même dangereuse car elle permettait de valider des
thèses racistes qui considéraient les Noirs comme des chaînons
manquants entre les singes et les Blancs.
L’image
du chaînon manquant est souvent, à tort, associée à Darwin : celui-ci
n’a jamais écrit que l’homme descendait du singe mais que l’homme et le
singe avaient un ancêtre commun. La différence est de taille. D’ailleurs
la seule illustration présente dans L’origine des espèces est un
arbre évolutif buissonnant et non une échelle linéaire ! A la question
« Qui descend de qui ? », Darwin préférait déjà répondre « Qui est le
plus proche de qui ? ». Cette question phylogénétique forme aujourd’hui
la base des sciences de l’évolution.
5/ Autre image d'Epinal, celle du fossile vivant, employée par exemple pour le cœlacanthe. Faut-il aussi lui tordre le cou ?
Oui ! Car cette image sous-entend que certaines espèces n’évoluent
pas. Or toute espèce évolue à son rythme, même si cela ne se voit pas a priori
: on parle alors de taux d’évolution – comme on parle d’ailleurs de
taux d’extinction. Ce taux d’évolution varie si vous êtes humain,
cloporte ou fougère ; il dépend de votre génome et des mutations qui
l'affectent, des pressions environnementales que vous rencontrez, etc.
L’évolution est donc un phénomène constant et universel, ce que j’ai
tenté de montrer en imaginant des formes de vie pour Exquise Planète.
Quant au cœlacanthe, il est vraiment un mauvais exemple pour illustrer
cette idée fausse de fossile vivant : si la forme actuelle présente
quelques vagues similitudes avec ses représentants fossiles, les
proportions du corps, la forme du crâne, la longueur des nageoires,
etc., ne sont pas du tout les mêmes.
Il existe bien sûr des formes de vie dont le taux d’évolution demeure très faible, comme le Ginkgo. Afin d’éviter le discours gradualiste et finaliste, on parle alors de formes panchroniques
(littéralement « qui traversent les âges ») et non plus de fossiles
vivants… La différence paraît futile dans la forme, mais dans le fond,
elle est de taille.
6/ Dans les grandes étapes du
vivant, il y a la « sortie des eaux » par les vertébrés. Comment la
science la conçoit-elle aujourd'hui ?
La « sortie des eaux » est une idée très réductrice de l’évolution
vue par le prisme des singes terrestres que nous sommes. Elle a
d’ailleurs souvent été associée à une notion encore plus
anthropocentrique, celle de « conquête des continents » – que j'ai
critiquée dans mon ouvrage La Terre avant les dinosaures. En
effet, en quoi l’évolution peut-elle s’apparenter à une conquête ? En
quoi s’installer sur la terre ferme correspond-t-il à un
affranchissement par rapport au milieu aqueux originel ? Cette notion de
sortie des eaux est d’autant plus erronée que la plupart des vertébrés
sont aquatiques : ils forment les différents groupes de poissons osseux,
cartilagineux, etc. que nous connaissons aujourd’hui. Nous ne parlons
donc plus de « sortie des eaux » mais de « terrestrialisation » pour
désigner les phases d’installation de la vie sur les continents. Avant
les vertébrés, des plantes puis des vers et des arthropodes ont connu
différentes phases de terrestrialisation. Sans elles, les vertébrés ne
se seraient sans doute pas installés sur les continents. Enfin, en terme
de physiologie, on peut se demander si nous sommes réellement « sortis
des eaux » avec un corps composé à 60 % d’eau…
7/ Parmi les grands chouchous du
public, en matière de paléontologie, on trouve les incontournables
dinosaures. L'image que la science en donne aujourd'hui est très
différente de celle que nous en avions il y a quelques décennies...
Oui, et cette image sera sans doute différente dans le futur ! Il est
vrai que les dinosaures ont radicalement changé de look depuis quelques
décennies. D’abord considérés comme lourds, patauds et stupides (jusque
dans les années 1970 environ), ils sont devenus ensuite des reptiles
dynamiques et rapides ayant subi une extinction de plein fouet. Ce
premier relooking a été favorisé par la découverte de gisements
exceptionnels ayant permis de mieux cerner leurs modes de vie – certains
s’occupaient de leurs petits – et leur extinction : le fait qu’ils
soient très diversifiés à la fin du Crétacé a notamment remis en cause
l’hypothèse d’une extinction graduelle de reptiles inadaptés. Le
deuxième relooking des dinosaures, peut-être plus récent, s’est réalisé
grâce à l’évolution de nos connaissances sur leur anatomie interne
notamment : l’étude des structures osseuses et/ou des cavités
endocrâniennes a renforcé l’idée d'animaux intelligents au métabolisme
actif.
8/ Quelle était la place réelle des mammifères dans le monde animal avant la disparition des dinosaures non aviens ?
L’esprit humain, féru de causalité, a trop tendance à associer des
phénomènes pourtant sans lien direct entre eux. Ainsi nous pensions que
l’extinction des dinosaures non aviens, à la fin du Crétacé, avait
permis aux mammifères de se développer et de connaître ce que l’on
appelle une « radiation évolutive ». Mais ce scénario s’avère encore une
foi trop simpliste : certes, il y a 66 millions d’années, la
disparition des dinosaures non aviens a laissé des niches écologiques
vacantes pour les mammifères, mais ces derniers étaient déjà là ! Les
fossiles en attestent : beaucoup de représentants de groupes actuels
(marsupiaux mais aussi placentaires) étaient déjà présents à la fin du
Crétacé. La radiation des mammifères – même si la plupart n’avaient ni
la taille ni la forme de leurs cousins actuels – a donc eu lieu avant
la fin tragique des dinosaures non aviens. Nous surestimions donc
l’effet de la crise Crétacé-Tertiaire car nous n’avions pas assez de
données.
Notre œil nouveau est aussi aiguisé par des découvertes qui
bouleversent l’ordre établi, comme ce mammifère fossile de la taille
d’un gros chat, découvert en Chine et présentant un petit dinosaure dans
son estomac ! S’il est une science de l’évolution en pleine évolution,
c’est bien la paléontologie.
Propos recueillis par Pierre Barthélémy
Link d´origine: http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2014/03/19/8-questions-pour-en-finir-avec-les-cliches-sur-la-theorie-de-levolution/