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L’Argentine est-elle un pays mafieux ?
Longtemps avant les récents propos du président uruguayen de gauche José Mujica sur les Kirchner, son prédécesseur conservateur Jorge Batlle avait exprimé une opinion peu amène sur ses voisins : "Les Argentins sont une bande de voleurs, du premier au dernier." Ce
n'est pas la seule fois où les travers des élites déteignent sur
l'ensemble d'une nation. L'Argentine serait-elle un pays mafieux ?
Ancien journaliste à l’Agence France-Presse, l’Argentin Carlos
Gabetta tente de répondre à la question. Créateur et directeur de
l’édition du Monde diplomatique pour le « cône sud » des
Amériques, de 1999 à 2011, il en a fait une référence et un contre-point
à la presse traditionnelle de Buenos Aires.
La rédaction d’El Diplo
a décrypté l’évolution politique, économique et sociale de l’Argentine
au cours de ces années turbulentes, qui ont vu se succéder la fin de la
présidence péroniste de Carlos Menem, la crise de la dette,
l’effondrement de la production et l’appauvrissement du pays, puis la
récupération sous les présidences des péronistes Nestor et Cristina
Kirchner. Les éditoriaux étaient particulièrement appréciés pour leur
acuité. En 2011, Carlos Gabetta a été remercié et remplacé par une
direction plus favorable au gouvernement Kirchner.
Revenant sur ses analyses et ses entretiens, poursuivant ses recherches, Carlos Gabetta a publié l’ouvrage La encrucijada argentina (L'Argentine à la croisée des chemins,
Planeta, 440 pages, disponible en eBook, non traduit), qui sera
présenté à la Foire internationale du livre de Buenos Aires (du 25 avril
au 13 mai). Le sous-titre précise le choix qui se présente aux
Argentins : République ou pays mafieux.
Le retour de la démocratie, après la guerre des Malouines et
le retrait des militaires, n’a pas été suivi de la consolidation d’une
République digne de ce nom. La corruption sociale et institutionnelle
s’est durablement installée lors des privatisations des années Menem, et
la poursuite d’un affairisme étroitement lié à la politique.
Pour reprendre les mots de l’auteur :
"Depuis le retour de la démocratie, nous avons traversé plusieurs
crises économiques et sociales ; la plus grave, gravissime, en 2001. De
chaque crise le pays est sorti, si on peut dire, plus détérioré du
point de vue politique, institutionnel et social, dans une imparable
dérive vers l’acceptation et la pratique générale du comportement
mafieux. Vers un destin de grand pays bananier" (en référence à la fameuse expression "république bananière" appliquée jadis à l’Amérique centrale).
Il ne s’agit plus de la corruption individuelle, traditionnelle, évoquée avec cynisme par le fameux tango Cambalache d'Enrique Santos Discépolo.
Il s’agit désormais d’une activité entrepreneuriale, avec des
complicités à tous les niveaux de l’Etat, y compris le sommet, la
famille présidentielle et son entourage. L’insécurité et la violence
croissantes en Argentine sont liées à l’impunité dont jouissent les pratiques illicites et à la dégradation des institutions qui devraient veiller au respect de la loi.
L’auteur a placé en exergue deux citations d’écrivains situés aux
antipodes de la sphère culturelle dans la psychologie des Argentins :
Jorge Luis Borges et Arturo Jauretche. Il cherche les racines des
dérives contemporaines dans l’histoire du pays depuis deux siècles, sa
difficulté à forger une nation, une communauté capable de vivre en paix.
Guerres civiles, coups d’Etat, persécutions et violences, ont terni une
démocratie intermittente, souvent détruite, toujours à reconstruire.
"Tragédie ou Grand Guignol"
Gabetta n’est pas tendre à l’égard du péronisme : "Tous les
gouvernements du populisme péroniste argentin ont conduit le pays au
chaos économique ; ils ont tous amené la corruption à un paroxysme et
ont débouché sur la tragédie ou le Grand Guignol."
Il
a suivi de trop près, au jour le jour, les péripéties des trois
présidences Kirchner pour en faire l’exception qui confirmerait la règle
: "L’Argentine d’aujourd’hui est un pays riche avec des millions de
pauvres et désemparés. Une société polarisée, en conflit et submergée
dans la confusion ; une société qui règle ses querelles, parfois avec
violence, dans le cadre d’une République vidée de contenu, d’une
démocratie de façade. Une nation décadente par rapport à elle-même,
inachevée."
Carlos Gabetta est un homme de gauche, fier d’être un autodidacte né
dans une famille socialiste de Rosario. Malgré la sévérité du
réquisitoire, son livre est un acte de foi, un cri d’espoir dans la
possibilité d’un sursaut républicain et citoyen. Pour que les Argentins
puissent trouver enfin leur place dans une planète bouleversée par "la crise mondiale du capitalisme".
Link d´origine:
http://america-latina.blog.lemonde.fr/2013/04/10/largentine-est-elle-un-pays-mafieux/