Fluxus, « un cactus dans le cul de l’art »
De "Lunettes Rouges", 25 Janvier 2013.
lunettesrouges.blog.lemonde.fr
Il est difficile d'exposer Fluxus, mouvement multiforme, rebelle, ironique et destructeur (le titre est de Ben). L'exposition du Musée de Saint-Etienne (qui se termine le 27 janvier) ne peut en donner qu'un aperçu, mais cet aperçu est loin d'être ridicule, ni 'raconté à la va-vite'. Simplement, le plus spectaculaire n'est peut-être pas le plus adaptépour saisir ce que fut Fluxus. En effet, j'ai trouvé qu'on était beaucoup plus en phase avec l'esprit débridé de Fluxus dans les petites salles du Musée, où sont présentés, surtout dans des vitrines, nombre de ces objets (bon nombre provenant de la remarquable donation Vicky Rémy) qui, à leur tour, après Duchamp et Dada, ont questionné ce qu'est une oeuvre d'art et ont voulu abolir la frontière entre l'art et la vie, entre l'oeuvre et le spectateur. Ce sont des objets petits, légers, discrets, presque invisibles parfois, des jeux de cartes, des bouts de papier, des timbres-poste, des petites boîtes, de (fausses) empreintes digitales, la revue cc V TRE, des 'oeuvres sans valeur'. Il y a aussi de la musique (essentielle), des partitions, des disques à écouter, et une quarantaine de petits films. On y voit les tâtonnements, on y lit en filigrane les divergences : engagement politique ou pas ? happenings ou pas ? On y découvre aussi qu'il n'y avait pas que la production de Fluxus qui se voulait anti-muséale, mais aussi sa distribution, avec la logique de réseau des Fluxshops, et que c'était l'action, la création qui comptait plus que l'objet créé.
On peut toujours regretter l'absence de Beuys (les musées potentiellement prêteurs furent-ils trop gourmands ?) et chipoter sur les dates. Le plus grand chipoteur fut d'ailleurs Maciunas, qui, en disciple de Breton, excluait tout ce qui lui déplaisait et se voulait le seul arbitre de ce mouvement anarchique. Certains des artistes sont plus centraux et d'autres plus marginaux, mais, dans l'ensemble, grâce à George Brecht, à Maciunas, à Ben, à Robert Filliou, à Takako Saito, à Bob Watts, à Milan Knizak (mais encore faut-il prendre le temps de regarder), on jouit d'une palette internationale de ce mouvement protéiforme.
Et puis il y a les trois grandes salles d'entrée, deux pour Nam June Paik et une pour Vostell : installations géantes, spectaculaires, tonitruantes. Si ce sont des oeuvres dérangeantes, novatrices, mais souvent bien postérieures à la fin (officielle...) de Fluxus, elles m'ont moins semblé traduire l'esprit de douce rébellion anarchiste de Fluxus que les 'bricoles' vues dans les salles en retrait. De Nam June Paik, on voit des sculptures anthropomorphes peuplées d'écrans, qui proviennent de la collection d'Antonina Zaru : du junk, des objets récupérés, des vidéos (redigitalisées depuis) de sport, de guerre, ou quasi abstraites. Les plus intéressantes sont peut-être celles qui, avec humour mais non sans respect, s'ancrent dans la culture asiatique de l'artiste, mariant les formes, appariant l'odalisque et le bouddha, plaçant l'assemblage d'écrans à la place d'honneur du lit d'apparat.
Quant à l'installation de Wolf Vostell (provenant de la fondation Mudima), des marteaux frappant des portières de voiture à l'initiative du spectateur, elle est spectaculaire, mais ce sont sa dimension, sa puissance, sa violence qui plaisent, à défaut de finesse ou de dérision : aussi importante soit-elle, elle me semble avoir du mal à s'intégrer dans le discours Fluxus.
Le Musée montre aussi une exposition de collages en tout genre de Jean-Jacques Lebel, entre 1955 et 1970 pour la plupart : comme des bloc-notes visuels, une écriture automatique (parfois sous 'psycho-vitamines' comme le portrait ci-contre) en images, des actualités et du sexe, Jack Ruby, de Gaulle et Christine Keeler (ci-dessus un de ses 'portraits'), et Monique Geoffroy, la prof de trostkysme de Lebel et de François Dufrêne qui les faisaient fantasmer. Ses collages sont parfois des charades, des bribes d'histoire, la sienne et celle du monde : très marqués historiquement, on les voit un peu comme des traces d'antan, des témoignages d'un temps arrêté. Ses portraits, comme celui de Nietzsche, sont un assemblage d'objets dont le spectateur devrait pouvoir jouer, créant de la poésie et des bruits comme un enfant émerveillé.
Ces pièces de Lebel semblent être aux marges de Fluxus (mais une nébuleuse a-t-elle des marges, des marches ?). Cette petite exposition ne fait qu'effleurer la créativité de l'inventeur européen du happening (si Allan Kaprow en fut l'américain), elle distrait et attise la curiosité, mais laisse un peu sur sa faim (on attend avec d'autant plus d'impatience sa rétrospective prochaine au MAMCO).
Dans la dernière salle, sa collection d'obus sculptés, déjà vue à la Maison Rouge et à Pompidou-Metz, avec ici quelques enrichissements, mais sans Fontaine ni Princesse X ("transformer un urinoir en sculpture, est-ce si différent de transformer une douille en vase ou en violon, une baïonnette en faucille ?" me demandais-je alors).
Outre Dagen (lien plus haut), lire le texte de Marie Chenel sur l'exposition Fluxus.
Saito, Vostell et Lebel étant représentés par l'ADAGP, les photos de leurs oeuvres seront ôtées du blog au bout d'un mois. Photos 3 & 6 courtoisie du service de presse. Autres photos de l'auteur.