miércoles, 6 de noviembre de 2019

SAUVER LA DEMOCRATIE

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban et le ministre italien de l'Intérieur Matteo Salvini, le 28 août 2018 à Milan.
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban et le ministre italien de l'Intérieur 
Matteo Salvini, 28 août 2018 à Milan.
afp.com/MARCO BERTORELLO


A 36 ans, il signe un diagnostic cinglant sur notre époque. Rencontre avec le politologue germano-américain Yascha Mounk.

La traduction française du livre de Yascha Mounk vient de paraître sous le titre Le Peuple contre la démocratie, aux éditions de L'Observatoire. Son auteur, né en Allemagne de parents polonais, et devenu américain, prétend offrir des aperçus novateurs sur les transformations actuelles de la démocratie.  

Si Mounk est inquiet, c'est comme il l'explique dans la conversation qui suit, parce que, tant dans le "Vieux continent" que dans le Nouveau monde, "les critères qui garantissaient la stabilité des démocraties sont fragilisés", tandis que les populistes "méprisant les règles de base de la démocratie libérale" étendent leur influence politique et idéologique presque partout. Et c'est aussi, bien sûr, parce que les régimes constitutionnels et pluralistes semblent désarçonnés par l'assaut illibéral. 


YaschaMounk, cela dit, échappe à la tentation du pessimisme radical, démobilisateur. C'est un démocrate lucide. Il entend contribuer à la "reconsolidation",autrement dit à la fortification des démocraties face à la tempête populistequi, portée par Trump, essaime hors d'Amérique en Europe. Rencontre avec unesprit combatif.  

L'Express. Vous écrivez qu'il s'agit ni plus ni moins, aujourd'hui, de "sauver la démocratie". L'heure est-elle aussi grave ? 

Yascha Mounk. Absolument. On a beaucoup caricaturé l'essai de l'historien Francis Fukuyama qui prédisait en 1992 "la fin de l'histoire" - c'est-à-dire la victoire de la démocratie libérale dans le monde occidental, grâce à la prospérité économique, l'avènement de gouvernements élus démocratiquement. On oublie que la plupart des politologues de l'époque étaient du même avis. Aujourd'hui, ces critères qui garantissaient la stabilité des démocraties sont fragilisés : beaucoup de citoyens se détournent de ce type de régime par mécontentement envers leurs institutions politiques, tandis que les populistes méprisant les règles de base de la démocratie libérale connaissent une ascension fulgurante dans presque tous les pays occidentaux. En Europe, ils recueillaient environ 5 % des suffrages dans les années 2000. Aujourd'hui, ils ont atteint 25 %. Ces gouvernements populistes menacent très directement la démocratie. La Hongrie, qui semblait à l'abri de cette involution, du fait de sa richesse et de sa pratique des élections libres sur plusieurs années, a basculé, avec son premier ministre Viktor Orban, dans ce qui ressemble à une dictature élective.  

Que s'est-il passé pour que la réalité apporte un tel démenti à la thèse de Fukuyama ?  
A l'époque de ce que vous avez appelé en France les "Trente Glorieuses", chacun pouvait penser qu'il vivrait mieux que ses parents, et qu'il en serait de même pour ses propres enfants. Cette foi dans le progrès social a disparu. Tout comme s'est émoussée l'expérience, très forte, de la solidarité entre les classes qu'ont connu les populations après le traumatisme de la guerre. Enfin, les Etats européens étaient soit assez homogènes du point de vue ethnique, soit avaient une conception "mono-ethnique". Avec l'immigration, la donne a changé. Beaucoup de gens ont l'impression que la culture de leur pays change sous la pression des étrangers.  

En Europe et aux Etats-Unis, nous assistons, dites-vous, à une confrontation entre des démocraties illibérales, comme la Hongrie, et des libéralismes a-démocratiques, dont l'Union européenne serait un exemple. Quelle est sa nature ?   

Notre système politique démocratique repose sur deux objectifs fondamentaux. D'une part, la défense des droits individuels - liberté d'expression, de croyance, etc - garantie par la séparation des pouvoirs. D'autre part, la souveraineté du peuple : les citoyens veulent que leur volonté soit traduite dans les politiques menées. Or, depuis plusieurs décennies, le premier objectif est correctement rempli, mais pas le second. 

Pourquoi un tel échec ?  

Premièrement, nous sommes dans des sociétés tellement riches que les puissances de l'argent ont acquis un pouvoir qu'elles n'avaient pas il y a quinze, voire même vingt ans. Deuxièmement, la réalité économique et internationale est devenue si complexe avec la mondialisation et la technologie que les dirigeants ont besoin de technocrates, de banques et d'agences indépendantes pour éclairer leurs décisions. Malheureusement, les opinions publiques ont l'impression qu'elles sont mises de côté. En Europe, ce libéralisme a-démocratique prend la forme de l'Union européenne, mais les Etats-Unis ont aussi de nombreuses institutions technocratiques qui n'ont rien à envier à la technocratie bruxelloise. Les anti-européistes sont naïfs de croire que le peuple aura le pouvoir une fois l'UE dissoute, car les réalités qui rendent ces institutions nécessaires ne vont pas disparaître d'un coup de baguette magique.  

Comment expliquez-vous que les jeunes Occidentaux soient aussi peu nombreux aujourd'hui à penser que la démocratie, en dépit de ses imperfections, reste le meilleur des régimes ?
  
Les générations précédentes ont vécu la guerre ou ses lendemains, elles savent ce que le fascisme et le communisme veulent dire ; pour elles, lutter pour préserver la démocratie est naturelle. Les jeunes, eux, n'ont pas cette mémoire. Ils voient les défauts de leur système et se disent : pourquoi ne pas essayer autre chose ? Il faut ajouter que la politique a aussi favorisé les "vieux" au détriment des jeunes, qui peinent à trouver un emploi et à se loger.  

Depuis la reconstruction de l'ordre démocratique après la chute du nazisme, l'Union européenne n'a-t-elle pas constitué un rempart contre le déferlement du populisme ?  

Oui, et je me sens d'ailleurs très européen, moi qui suis né en Allemagne de parents polonais, ai fait des études en Angleterre, ai vécu en France... L'Union européenne a apporté une réponse remarquable au nationalisme expansif et exclusif de la première partie du XXe siècle, mais je crains que son actuel déficit démocratique réactive les nationalismes et la colère populiste. Par ailleurs, le Brexit n'est pas un problème en soi - l'Union peut parfaitement fonctionner avec un pays en moins ; en revanche, la montée des gouvernements autoritaires dans de nombreux Etats membres et le fait même que l'un des favoris pour la présidence de la Commission européenne, Manfred Weber, soit un allié clé de Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, me préoccupent bien davantage. Comment allez-vous expliquer à des citoyens français, allemands ou espagnols qu'ils doivent partager leur souveraineté au sein de l'UE avec un dictateur à Budapest ?  

Peut-on parler d'une contamination populiste, à l'image de la "lepénisation des esprits" jadis dénoncée en France ?  

Il y a les populistes étiquetés comme tels, à l'image de Matteo Salvini en Italie, et il y a, en effet, des politiciens qui commencent à copier la droite populiste par calcul électoral, à l'image de Laurent Wauquiez chez vous. Le risque est que ces partis établis se laissent entièrement gagner par les idées populistes et deviennent, à terme, des ennemis de la démocratie.  
A-t-on eu tort de considérer la question des inégalités uniquement comme un enjeu de la justice sociale, alors qu'il s'agit aussi d'un enjeu politique - le renforcement de la démocratie ? Macron est-il d'ailleurs conscient de cet enjeu, d'après vous ?  

Même des privilégiés qui ne placent pas au sommet de leur hiérarchie de valeurs la question de l'égalité doivent le reconnaître : une poursuite de la stagnation économique pour la classe moyenne ne peut avoir que des conséquences politiques délétères. Le populisme, qui, à court terme, peut la stimuler, obère toujours l'économie sur le long terme, ainsi que nous le rappellent la Turquie ou le Venezuela. La France, elle, a besoin de modernisation - ce que Macron a très bien compris. Mais, simultanément, la nécessité de changer les règles du capitalisme global se fait ressentir. 

Le "nationalisme inclusif" que vous préconisez doit rediriger les passions politiques les plus négatives pour en faire les instruments d'une "reconsolidation démocratique". Est-ce faisable ? 

Faisable, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que l'utopie consistant à vaincre entièrement le 
nationalisme n'est pas réalisable. Au cours de ces vingt ou trente dernières années, le nationalisme est demeuré la force la plus puissante, même dans les pays d'Europe occidentale. Le nationalisme, à mes yeux, est comparable à une bête à moitié sauvage. On ne peut jamais être sûr de son caractère inoffensif. Le mieux est encore d'essayer de la domestiquer. Débarrassé de sa dimension biologique, le nationalisme peut d'ailleurs être, dans cet horizon, une force positive, qui permet d'aller au-delà des solidarités fondées sur le sang et peut recréer un "collectif", un nous où un habitant religieux de Strasbourg se sent solidaire de son concitoyen laïque de Marseille. Le nationalisme inclusif, en définitive, c'est l'inverse du nationalisme agressif de Trump, qui ne croit jamais qu'il puisse exister entre l'Amérique et ses partenaires des "deal win-win". 

Trump, c'est "America alone", reproche Jean-Yves Le Drian. Vous êtes d'accord ? 

Absolument ! C'est très bien résumé. Pour Trump, sa victoire équivaut à la défaite d'autrui. 

Revenons à Macron. Au début d'une année décisive pour l'Europe, peut-il selon vous espérer gagner son pari ? 

Sincèrement, je ne sais pas... Il doit se battre sur deux fronts. Sa percée serait un signal positif, qui signifierait que l'extrême droite n'est pas arrivée en tête lors des élections européennes. D'un autre côté, il sait que la bataille pour l'avenir de l'Europe réside dans la manière de maîtriser l'ascension des gouvernements illibéraux dont la Hongrie d'Orban fournit le modèle ; il y a pire qu'une victoire électorale des populistes , c'est la perspective de voir, par exemple en Hongrie, le Fidesz devenir une partie d'un bloc gouvernemental de droite extrémisée. Les démocraties illibérales sont clairement démocratiques (des élections libres s'y déroulent), mais très nettement a-libérales (l'ouverture de champ du débat démocratique est très faible). 

Justement. L'UE gagnerait-elle à faire montre de davantage de fermeté vis-à-vis de ces régimes, justement, selon vous. Petit à petit, la ligne rouge n'est-elle pas devenue orange puis verte ? 

Exactement ! En l'espace de cinq ans, on s'est mis à abandonner la référence à des lignes rouges à ne pas dépasser. Orban se sent tout permis. 

L'Italie est-elle en train de devenir le laboratoire des démocraties illibérales ? 

Le risque existe. L'Italie a été l'atelier des Républiques modernes, puis le fourrier du fascisme mussolinien et, dans les années 90, la rampe de lancement de la démagogie médiatique berlusconienne. Le "trumpisme" marque actuellement des points dans la Péninsule. La question - qui se pose aux politologues - est de savoir si, dès lors qu'elle parvient à un certain niveau de prospérité, une démocratie est stabilisée et prémunie contre les populismes. Francis Fukuyama pensait que oui. Les illibéralismes actuels nous rappellent que non.  

Le modèle républicain français peut-il être une sourced'inspiration pour contrer les populismes à l'échelle de l'Europe ?  

Oui, par son refus de ce que vous appelez, vous les Français, le communautarisme. Une partie de la gauche a pris l'habitude d'insister sur les différences entre les citoyens. C'est une erreur. La fierté républicaine rappelle le bonheur de vivre en France. Mais inversement, dans le modèle républicain de votre pays, on observe une difficulté à prendre en compte l'ampleur réelle des discriminations réellement vécues par les individus. 

Le peuple contre la démocratie, de Yascha Mounk, Les éditions de l'Observatoire, 23,50 euros.