A 36 ans, il signe un diagnostic cinglant sur notre époque. Rencontre avec le politologue germano-américain Yascha Mounk.
La traduction française du livre de
Yascha Mounk vient de paraître sous le titre Le Peuple contre la
démocratie, aux éditions de L'Observatoire. Son auteur, né en Allemagne
de parents polonais, et devenu américain, prétend offrir des aperçus
novateurs sur les transformations actuelles de la démocratie.
Si
Mounk est inquiet, c'est comme il l'explique dans la conversation qui
suit, parce que, tant dans le "Vieux continent" que dans le Nouveau
monde, "les critères qui garantissaient la stabilité des démocraties
sont fragilisés", tandis que les populistes "méprisant les règles de
base de la démocratie libérale" étendent leur influence politique et
idéologique presque partout. Et c'est aussi, bien sûr, parce que les
régimes constitutionnels et pluralistes semblent désarçonnés par
l'assaut illibéral.
YaschaMounk,
cela dit, échappe à la tentation du pessimisme radical,
démobilisateur. C'est un démocrate lucide. Il entend contribuer à la
"reconsolidation",autrement dit à la fortification des démocraties face à
la tempête populistequi, portée par Trump, essaime hors d'Amérique en
Europe. Rencontre avec unesprit combatif.
L'Express. Vous écrivez qu'il s'agit ni plus ni moins, aujourd'hui, de "sauver la démocratie". L'heure est-elle aussi grave ?
Yascha Mounk. Absolument.
On a beaucoup caricaturé l'essai de l'historien Francis Fukuyama qui
prédisait en 1992 "la fin de l'histoire" - c'est-à-dire la victoire de
la démocratie libérale dans le monde occidental, grâce à la prospérité
économique, l'avènement de gouvernements élus démocratiquement. On
oublie que la plupart des politologues de l'époque étaient du même avis.
Aujourd'hui, ces critères qui garantissaient la stabilité des
démocraties sont fragilisés : beaucoup de citoyens se détournent de ce
type de régime par mécontentement envers leurs institutions politiques,
tandis que les populistes méprisant les règles de base de la démocratie
libérale connaissent une ascension fulgurante dans presque tous les pays
occidentaux. En Europe, ils recueillaient environ 5 % des suffrages
dans les années 2000. Aujourd'hui, ils ont atteint 25 %. Ces
gouvernements populistes menacent très directement la démocratie. La
Hongrie, qui semblait à l'abri de cette involution, du fait de sa
richesse et de sa pratique des élections libres sur plusieurs années, a
basculé, avec son premier ministre Viktor Orban, dans ce qui ressemble à
une dictature élective.
Que s'est-il passé pour que la réalité apporte un tel démenti à la thèse de Fukuyama ?
A
l'époque de ce que vous avez appelé en France les "Trente Glorieuses",
chacun pouvait penser qu'il vivrait mieux que ses parents, et qu'il en
serait de même pour ses propres enfants. Cette foi dans le progrès
social a disparu. Tout comme s'est émoussée l'expérience, très forte, de
la solidarité entre les classes qu'ont connu les populations après le
traumatisme de la guerre. Enfin, les Etats européens étaient soit assez
homogènes du point de vue ethnique, soit avaient une conception
"mono-ethnique". Avec l'immigration, la donne a changé. Beaucoup de gens
ont l'impression que la culture de leur pays change sous la pression
des étrangers.
En Europe et aux Etats-Unis,
nous assistons, dites-vous, à une confrontation entre des démocraties
illibérales, comme la Hongrie, et des libéralismes a-démocratiques, dont
l'Union européenne serait un exemple. Quelle est sa nature ?
Notre
système politique démocratique repose sur deux objectifs fondamentaux.
D'une part, la défense des droits individuels - liberté d'expression, de
croyance, etc - garantie par la séparation des pouvoirs. D'autre part,
la souveraineté du peuple : les citoyens veulent que leur volonté soit
traduite dans les politiques menées. Or, depuis plusieurs décennies, le
premier objectif est correctement rempli, mais pas le second.
Pourquoi un tel échec ?
Premièrement,
nous sommes dans des sociétés tellement riches que les puissances de
l'argent ont acquis un pouvoir qu'elles n'avaient pas il y a quinze,
voire même vingt ans. Deuxièmement, la réalité économique et
internationale est devenue si complexe avec la mondialisation et la
technologie que les dirigeants ont besoin de technocrates, de banques
et d'agences indépendantes pour éclairer leurs décisions.
Malheureusement, les opinions publiques ont l'impression qu'elles sont
mises de côté. En Europe, ce libéralisme a-démocratique prend la forme
de l'Union européenne, mais les Etats-Unis ont aussi de nombreuses
institutions technocratiques qui n'ont rien à envier à la technocratie
bruxelloise. Les anti-européistes sont naïfs de croire que le peuple
aura le pouvoir une fois l'UE dissoute, car les réalités qui rendent ces
institutions nécessaires ne vont pas disparaître d'un coup de baguette
magique.
Comment expliquez-vous que les jeunes
Occidentaux soient aussi peu nombreux aujourd'hui à penser que la
démocratie, en dépit de ses imperfections, reste le meilleur des régimes
?
Les générations précédentes ont vécu la guerre ou ses
lendemains, elles savent ce que le fascisme et le communisme veulent
dire ; pour elles, lutter pour préserver la démocratie est naturelle.
Les jeunes, eux, n'ont pas cette mémoire. Ils voient les défauts de leur
système et se disent : pourquoi ne pas essayer autre chose ? Il faut
ajouter que la politique a aussi favorisé les "vieux" au détriment des
jeunes, qui peinent à trouver un emploi et à se loger.
Depuis
la reconstruction de l'ordre démocratique après la chute du nazisme,
l'Union européenne n'a-t-elle pas constitué un rempart contre le
déferlement du populisme ?
Oui, et je me sens
d'ailleurs très européen, moi qui suis né en Allemagne de parents
polonais, ai fait des études en Angleterre, ai vécu en France... L'Union
européenne a apporté une réponse remarquable au nationalisme expansif
et exclusif de la première partie du XXe siècle, mais je crains que son
actuel déficit démocratique réactive les nationalismes et la colère
populiste. Par ailleurs, le Brexit n'est pas un problème en soi -
l'Union peut parfaitement fonctionner avec un pays en moins ; en
revanche, la montée des gouvernements autoritaires dans de nombreux
Etats membres et le fait même que l'un des favoris pour la présidence de
la Commission européenne, Manfred Weber, soit un allié clé de Viktor
Orban, le Premier ministre hongrois, me préoccupent bien davantage.
Comment allez-vous expliquer à des citoyens français, allemands ou
espagnols qu'ils doivent partager leur souveraineté au sein de l'UE avec
un dictateur à Budapest ?
Peut-on parler d'une contamination populiste, à l'image de la "lepénisation des esprits" jadis dénoncée en France ?
Il
y a les populistes étiquetés comme tels, à l'image de Matteo Salvini en
Italie, et il y a, en effet, des politiciens qui commencent à copier la
droite populiste par calcul électoral, à l'image de Laurent Wauquiez
chez vous. Le risque est que ces partis établis se laissent entièrement
gagner par les idées populistes et deviennent, à terme, des ennemis de
la démocratie.
A-t-on
eu tort de considérer la question des inégalités uniquement comme un
enjeu de la justice sociale, alors qu'il s'agit aussi d'un enjeu
politique - le renforcement de la démocratie ? Macron est-il d'ailleurs
conscient de cet enjeu, d'après vous ?
Même des privilégiés qui ne placent pas au sommet de leur hiérarchie de valeurs la question de l'égalité doivent
le reconnaître : une poursuite de la stagnation économique pour la
classe moyenne ne peut avoir que des conséquences politiques délétères.
Le populisme, qui, à court terme, peut la stimuler, obère toujours
l'économie sur le long terme, ainsi que nous le rappellent la Turquie ou
le Venezuela. La France, elle, a besoin de modernisation - ce que
Macron a très bien compris. Mais, simultanément, la nécessité de changer
les règles du capitalisme global se fait ressentir.
Le
"nationalisme inclusif" que vous préconisez doit rediriger les passions
politiques les plus négatives pour en faire les instruments d'une
"reconsolidation démocratique". Est-ce faisable ?
Faisable, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que l'utopie consistant
à vaincre entièrement le
nationalisme n'est pas réalisable. Au cours de
ces vingt ou trente dernières années, le nationalisme est demeuré la
force la plus puissante, même dans les pays d'Europe occidentale. Le
nationalisme, à mes yeux, est comparable à une bête à moitié sauvage. On
ne peut jamais être sûr de son caractère inoffensif. Le mieux est
encore d'essayer de la domestiquer. Débarrassé de sa dimension
biologique, le nationalisme peut d'ailleurs être, dans cet horizon, une
force positive, qui permet d'aller au-delà des solidarités fondées sur
le sang et peut recréer un "collectif", un nous où un habitant
religieux de Strasbourg se sent solidaire de son concitoyen laïque de
Marseille. Le nationalisme inclusif, en définitive, c'est l'inverse du
nationalisme agressif de Trump, qui ne croit jamais qu'il puisse exister
entre l'Amérique et ses partenaires des "deal win-win".
Trump, c'est "America alone", reproche Jean-Yves Le Drian. Vous êtes d'accord ?
Absolument ! C'est très bien résumé. Pour Trump, sa victoire équivaut à la défaite d'autrui.
Revenons à Macron. Au début d'une année décisive pour l'Europe, peut-il selon vous espérer gagner son pari ?
Sincèrement,
je ne sais pas... Il doit se battre sur deux fronts. Sa percée serait
un signal positif, qui signifierait que l'extrême droite n'est pas
arrivée en tête lors des élections européennes. D'un autre côté, il sait
que la bataille pour l'avenir de l'Europe réside dans la manière de
maîtriser l'ascension des gouvernements illibéraux dont la Hongrie
d'Orban fournit le modèle ; il y a pire qu'une victoire électorale des
populistes , c'est la perspective de voir, par exemple en Hongrie, le
Fidesz devenir une partie d'un bloc gouvernemental de droite extrémisée.
Les démocraties illibérales sont clairement démocratiques (des
élections libres s'y déroulent), mais très nettement a-libérales
(l'ouverture de champ du débat démocratique est très faible).
Justement.
L'UE gagnerait-elle à faire montre de davantage de fermeté vis-à-vis de
ces régimes, justement, selon vous. Petit à petit, la ligne rouge
n'est-elle pas devenue orange puis verte ?
Exactement !
En l'espace de cinq ans, on s'est mis à abandonner la référence à des
lignes rouges à ne pas dépasser. Orban se sent tout permis.
L'Italie est-elle en train de devenir le laboratoire des démocraties illibérales ?
Le
risque existe. L'Italie a été l'atelier des Républiques modernes, puis
le fourrier du fascisme mussolinien et, dans les années 90, la rampe de
lancement de la démagogie médiatique berlusconienne. Le "trumpisme"
marque actuellement des points dans la Péninsule. La question - qui se
pose aux politologues - est de savoir si, dès lors qu'elle parvient à un
certain niveau de prospérité, une démocratie est stabilisée et prémunie
contre les populismes. Francis Fukuyama pensait que oui. Les
illibéralismes actuels nous rappellent que non.
Le modèle républicain français peut-il être une sourced'inspiration pour contrer les populismes à l'échelle de l'Europe ?
Oui,
par son refus de ce que vous appelez, vous les Français, le
communautarisme. Une partie de la gauche a pris l'habitude d'insister
sur les différences entre les citoyens. C'est une erreur. La fierté
républicaine rappelle le bonheur de vivre en France. Mais inversement,
dans le modèle républicain de votre pays, on observe une difficulté à
prendre en compte l'ampleur réelle des discriminations réellement vécues
par les individus.
Le peuple contre la démocratie, de Yascha Mounk, Les éditions de l'Observatoire, 23,50 euros.