Le dossier de L'Express
Francis Fukuyama : "Le meilleur carburant du populisme, c'est le dédain des élites"
Propos recueillis par Marc Epstein,, mis à jour le
Il y a trente ans, avant la chute du Mur, il annonçait la "fin de l'histoire" et le triomphe de la démocratie. Analyse nuancée désormais, à l'aune de la vague populiste.
Quelques mois avant l'éclatement du bloc soviétique en Europe centrale, en 1989, Francis Fukuyama, alors conseiller de l'administration Reagan, publie dans la revue The National Interest un article qui fait sensation : La fin de l'histoire ?
Il y prédit la mort de l'utopie communiste et l'avènement d'un
consensus universel autour de la démocratie libérale et de l'économie de
marché. Une thèse qu'il développe ensuite dans un livre parfois
critiqué pour son excès d'optimisme, La fin de l'histoire et le dernier homme
(Flammarion, 1992). Désormais professeur de sciences politiques à
l'université Stanford, en Californie, il nuance son propos. Et décrypte
les causes de la vague populiste.
Francis Fukuyama : Le
monde a beaucoup changé depuis 1989. Dans un premier temps, la chute
des régimes communistes a permis des avancées démocratiques rapides.
Depuis une quinzaine d'années, cependant, de nouveaux périls menacent le
modèle démocratique. À la montée en puissance de régimes autoritaires,
comme en Russie ou en Chine, s'ajoute le regain du populisme, notamment
en Europe et aux États-Unis. Ailleurs, nombre de pays en voie de
développement peinent à surmonter la corruption et la faiblesse de leur
gouvernance. Malgré ces évolutions, la démocratie libérale a gardé tous
ses attraits, me semble-t-il.
Qu'est-ce à dire ? La démocratie demeure-t-elle un idéal universel ?
Songez aux manifestations de rue en Algérie, au Soudan, en Arménie, au Venezuela...
Une majorité d'êtres humains aspirent à ne pas vivre sous un régime
tyrannique. On oublie que cela n'a pas toujours été le cas. Au XXe
siècle, avec l'enrichissement, les progrès de l'éducation et
l'interconnexion croissante du monde, une classe moyenne s'est
développée, surtout aux États-Unis et en Europe. Souvent propriétaires
de leur foyer, ses membres désirent participer au débat démocratique. La
Chine, de ce point de vue, demeure un mystère. Le pays compte une
classe moyenne de quelque 500 millions d'individus. Souhaitent-ils vivre
dans une société plus libre et démocratique ? Pas sûr. Sous Xi Jinping,
le Parti communiste a pu restreindre les libertés publiques sans
rencontrer de forte opposition. Reste que la Chine n'a pas connu de
véritable crise économique, ou de fort ralentissement de son activité.
Or cela se produira un jour, fatalement. Le régime conservera-t-il,
alors, sa légitimité ? Nul ne sait.
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Comment expliquer la montée du populisme dans des démocraties pourtant anciennes ?
La
démocratie libérale reconnaît à tous les citoyens le droit de
participer à la gouvernance de la cité, et chacun d'entre eux y trouve
une forme de reconnaissance et de dignité. Mais le sentiment de
reconnaissance d'un individu et sa dignité peuvent aussi reposer sur une
facette de son identité : sa nation d'origine, sa religion, son
orientation sexuelle... Les leaders populistes s'appuient sur ces
reconnaissances partielles, en quelque sorte. Quand Viktor Orban
explique que la nationalité hongroise doit être fondée sur l'ethnicité,
il s'adresse à une partie de l'électorat en fonction de ses origines.
D'où son dédain affiché envers l'Union européenne, soit dit en passant,
car l'UE a facilité les mouvements de migration et affaibli l'idée même
d'une identité nationale.
Chacun de nous a des
identités multiples. Vous-même êtes un père de famille américain,
universitaire, porteur d'un nom d'origine japonaise...
Oui,
et nos identités ne sont pas fixes. Mais elles pèsent un poids
politique croissant. Les membres de minorités raciales, par exemple, ont
le sentiment que leur dignité doit être mieux affirmée et reconnue.
C'est légitime, juste, nécessaire. Toutefois, ces aspects ne définissent
pas la totalité d'un individu. Les ennuis commencent quand, dans
l'Amérique de Trump, par exemple, le fait d'être un homme blanc occulte
l'importance du mérite et du bon respect des règles.
Si les revendications identitaires triomphent, que devient la démocratie représentative ?
Nous
avons besoin de leaders politiques qui se préoccupent des oubliés, des
vulnérables et des minoritaires, tout en célébrant ce que nous avons en
commun... Cela passe aussi par un meilleur enseignement de l'Histoire.
La
vague populiste est-elle réversible? Donald Trump, Boris Johnson et
d'autres sont récompensés, dans les enquêtes d'opinion, pour leurs
saillies "politiquement incorrectes" au sujet des femmes, des musulmans,
des personnes en situation de handicap...
Dans une
démocratie, les élections permettent de tourner la page. Si Trump devait
remporter la présidentielle de 2020 et rester au pouvoir pour un
nouveau mandat de quatre ans, j'y verrais un signe inquiétant pour la
démocratie américaine.
Les élites traditionnelles ont-elles compris l'enjeu ?
Les
électeurs des mouvements populistes sont souvent perçus comme des
racistes ou des xénophobes... Or c'est souvent faux. Les électeurs les
plus modestes ont des revendications légitimes : depuis plusieurs
années, certains ont vu leur pouvoir d'achat se déliter, leur situation
s'est précarisée, d'autres ont perdu leur emploi. Le meilleur carburant
du populisme, c'est le dédain des élites libérales à l'égard de ces
citoyens qui n'ont pas grand-chose à perdre. Ces questions ne sont pas
seulement d'ordre économique ; elles traduisent, je le répète, une soif
de dignité et de reconnaissance. Voilà pourquoi il ne suffira pas de
créer des emplois ou de relancer l'industrie. La dignité exige l'écoute.
J'ai été frappé de constater à quel point, au Royaume-Uni, lors de la
campagne pour le référendum sur le Brexit, les partisans du maintien
dans l'Union européenne semblaient faire la leçon à l'autre camp et
fustiger leur prétendu manque d'éducation.
Si une partie
de la population s'estime négligée et vote pour des leaders populistes
de droite, la gauche n'en porte-t-elle pas une part de responsabilité ?
De
fait, les inégalités se creusent. En toute logique, si les critères de
vote étaient uniquement d'ordre économique, les mouvements favorables à
une meilleure distribution des richesses auraient le vent en poupe. Or
ce n'est pas le cas. Les populistes de droite bénéficient d'une
popularité croissante car ils ont mieux compris l'importance des
questions de dignité et de communauté. Ils décrivent les citoyens comme
appartenant à une communauté nationale et n'éprouvent pas de honte
particulière à le formuler ainsi. A gauche, en revanche, le simple terme
de "nation" ravive les fantômes du nationalisme. Une grande partie de
la gauche européenne est cosmopolite ; elle invite à se préoccuper du
sort de réfugiés éloignés comme de celui de voisins dans le besoin.
C'est un discours compliqué à tenir, des années durant... La gauche doit
pouvoir parler de la nation. Non sur la base du sang, mais sur celle de
principes démocratiques.
À cet égard, le projet européen constitue-t-il un modèle à suivre?
Oui,
mais la question de l'identité n'a pas été réglée. Sur le Vieux
Continent, chacun se perçoit davantage comme Français, Grec ou Allemand
plutôt qu'Européen. A terme, toutefois, l'UE représente une forme de
modèle.
La démocratie doit-elle évoluer et devenir, par exemple, plus participative?
En
principe, nous souhaitons tous vivre dans une démocratie où les
citoyens sont fortement engagés. L'ennui, c'est que c'est irréaliste. La
plupart des êtres humains veulent gagner leur vie, élever leurs
enfants, pratiquer leurs hobbys, prendre des vacances... De plus, dans
une démocratie moderne, les choix à faire sont très complexes :
politique monétaire, politique de santé, que sais-je. Nous n'avons ni le
temps ni les compétences pour nous pencher sur ces sujets. Il est
logique de déléguer notre pouvoir. Et il est illusoire de penser que la
population dans son ensemble ferait de meilleurs choix que des
politiciens chevronnés.
Le populisme battu en brèche, vous y croyez ?
Voyez
Hongkong, l'Ethiopie, le Soudan, l'Algérie... La flamme de 1989 brille
toujours. D'autant que les leaders populistes sont souvent de piètres
dirigeants ! Dans une économie mondialisée, je ne crois pas trop au
protectionnisme et à la défense étroite de ses intérêts matériels. Pour
toutes ces raisons, je reste raisonnablement optimiste.