La salle XX, au Palais des Nations, à Genève, où vient d'avoir lieu la 39e session du Conseil des Droits de l'homme.
AFP PHOTO/Fabrice COFFRINI
AFP PHOTO/Fabrice COFFRINI
Le Conseil des droits de l'homme, qui a cloturé sa 39e session, est fragilisé par les intrigues d'ONG de pacotille.
Les estrades sont démontées,
les drapeaux, repliés. Et chacun s'est donné rendez-vous en mars
prochain, pour la 40e session. Après deux semaines de débats et de
tractations, le Conseil des droits de l'homme s'est achevé, comme à
l'accoutumée, vendredi 28 septembre à Genève, par une série de
résolutions. Plusieurs pays ont été condamnés, notamment la Birmanie. Sa
responsabilité dans le massacre des Rohingya,
ethnie musulmane installée dans l'ouest du pays, a été proclamée. "Pour
la première fois, le Conseil a voté la mise en place d'une structure
qui sera chargée de réunir des preuves du génocide, se réjouit un
diplomate. La lutte a été farouche. D'un côté, l'Union européenne,
alliée à l'Organisation de la coopération islamique ; de l'autre, la
Chine, qui considère que la Birmanie fait partie de sa sphère
d'influence et refuse toute ingérence étrangère dans ce pays. C'est une
grande victoire pour la cause des droits de l'homme."
Voilà
qui devrait mettre un peu de baume au coeur de Vojislav Suc. Car le
président slovène n'a pas eu la partie facile depuis son arrivée, le 1er
janvier dernier, à la tête du Conseil, l'un des principaux organes de
l'Organisation des Nations unies (ONU), avec l'Assemblée générale et le
Conseil de sécurité. Avant l'été, en effet, Vojislav Suc a dû gérer une
crise majeure : le départ fracassant des Américains, poids lourds de
cette institution, chargée, rappelons-le, de "promouvoir et de protéger
les droits de l'homme autour du globe".
Décrié par les Américains
Les
raisons de ce divorce ? D'abord, l'aversion de Donald Trump pour les
relations multilatérales. Le président américain a retiré son pays des
accords sur le climat et sur le nucléaire iranien, claqué la porte de
l'Unesco, tourné le dos au traité de libre-échange transpacifique... Il
entend mettre en oeuvre son slogan, "America first", et affirme son
ambition de gouverner seul, sans être lié par une quelconque instance
internationale.
Ensuite, Trump est furieux du traitement qu'Israël subit au sein du Conseil.
De fait, l'État hébreu est le seul pays à faire l'objet d'un examen
permanent : cinq résolutions ont été votées contre lui, soit "davantage
que toutes les résolutions contre la Corée du Nord, l'Iran et la Syrie",
a rappelé Nikki Haley, l'ambassadrice américaine aux Nations unies, le
19 juin dernier, lors de l'annonce du "divorce". Enfin, Washington
critique la présence, au sein du Conseil, de pays peu exemplaires en
matière de droits de l'homme, tant s'en faut. "Pendant trop longtemps,
le Conseil a protégé les auteurs de violations des droits de l'homme", a
poursuivi Nikki Haley. Et d'évoquer la République démocratique du
Congo, le Venezuela, la Chine ou l'Iran... Elle aurait pu ajouter
l'Afghanistan, l'Arabie saoudite ou les Philippines.
Que faire des États voyous ?
Les
dictateurs et les États voyous ont-ils leur place dans ce sanctuaire ?
La question se pose depuis la création, en 1946, de la Commission des
droits de l'homme - l'ancêtre de l'actuel Conseil. A l'origine des
textes fondateurs, comme la Déclaration universelle des droits de
l'homme (1948), celle-ci a longtemps joué un rôle de vigie. Au fil des
années, pourtant, la machine s'est grippée.
A coups de
compromissions et de "renvois d'ascenseur", les autocrates du monde
entier se sont protégés mutuellement, provoquant la paralysie de
l'institution. Le génocide au Cambodge, entre 1975 et 1979, n'a fait
l'objet d'aucune condamnation. Le drame rwandais, en 1994, est passé
sous silence des années durant. Le paroxysme est atteint en 2003,
lorsque la Libye de Kadhafi accède à la présidence : après six semaines
de conciliabules, personne ne trouve à redire aux massacres russes en
Tchétchénie ou à la répression castriste à Cuba...
Ridiculisée,
la Commission des droits de l'homme met en péril la crédibilité de
l'ONU. En 2005, son secrétaire général, alors Kofi Annan, choisit de la
dissoudre et la remplace l'année suivante par l'actuel Conseil, malgré
l'hostilité des États-Unis. "L'ambassadeur américain à l'ONU a tout fait
pour tuer ce projet, raconte Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial de
l'ONU et vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de
l'homme. Il voulait que le sujet des droits de l'homme soit traité
directement par le Conseil de sécurité." Son nom ? John Bolton, l'actuel
conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump et fervent
contempteur du monde onusien...
Le pouvoir de la honte
Afin
de ne pas retomber dans les vieux travers, les pères fondateurs, ou
plutôt "refondateurs", imaginent un Conseil assaini, constitué
uniquement de pays "vertueux". Mais comment les choisir ? "Nous avons
longtemps cherché la solution, se souvient Eric Tistounet, haut
fonctionnaire onusien et 'mémoire' de l'institution. Une ONG nous a
aidés à établir des critères. Nous les avons appliqués aux 193 États
membres de l'ONU. Seuls deux pays ont réussi le test : la Finlande et la
République tchèque ! Nous avons finalement décidé d'inclure tout le
monde..." .
Trois fois par an, les 193 délégations viennent
débattre dans ce palais des Nations, sur les hauteurs de Genève, et
voter des résolutions - une centaine en tout. Mais à quoi servent-elles ?
"La question est pertinente, d'autant que leur contenu est souvent
consensuel, répond Jean Ziegler. Mais l'on n'imagine pas l'impact
qu'elles peuvent avoir. Un pays qui dépend de la Banque mondiale devra,
par exemple, tenir compte des recommandations du Conseil s'il ne veut
pas perdre ses lignes de crédit. Dans ses statuts, la Banque mondiale ne
peut en effet prêter d'argent aux pays qui violent les droits de
l'homme. D'autres craindront pour leur réputation. C'est ce que Benjamin
Franklin, l'un des auteurs de la Déclaration d'indépendance américaine,
appelait le pouvoir de la honte."
Calculs politiques, enjeux cruciaux
Le texte déposé par l'Irlande contre l'Azerbaïdjan, en juin 2015 a eu,
par exemple, un impact considérable sur le régime de Bakou. "Dans les
mois qui ont suivi, des prisonniers politiques ont été relâchés,
commente John Fisher, directeur de l'antenne genevoise de l'ONG Human Rights Watch.
C'est un calcul politique. Le gouvernement craignait d'être stigmatisé,
alors qu'il fait de gros efforts pour améliorer son image à
l'étranger."
Les enjeux sont loin d'être anodins, en
somme, d'où l'activisme de certains États. "Des pays comme l'Arabie
saoudite, la Chine, la Russie ou Cuba cherchent à jouer un rôle
croissant, constate une diplomate. Chacun tente de peser sur les
résolutions, en fonction de ses intérêts." La marche à suivre est
toujours la même. Si un État veut déposer une résolution - pour dénoncer
les exactions d'un autre pays, par exemple -, son ambassadeur soumet
d'abord son projet aux "pays frères" - ceux qui appartiennent au même
continent : groupe de Lima, Union africaine, Européens... Une fois qu'il
a obtenu leur soutien, le texte est soumis aux autres "blocs"
régionaux.
On se bat pour une virgule
C'est
là que les choses se corsent. Le texte est décortiqué, atrophié,
tronçonné... Certains paragraphes font l'enjeu de batailles féroces. "On
s'étripe pour un mot, parfois pour une virgule", témoigne Salma El
Hosseiny, avocate au Service international pour les droits de l'homme (ISHR), une ONG proche de l'ONU. Car, derrière les mots, ce sont souvent des visions du monde différentes qui se heurtent.
Depuis
le retrait américain, la diplomatie ayant horreur du vide, les Chinois
tentent d'imposer leur modèle, fondé sur la souveraineté nationale. Ils
sont d'ailleurs venus en nombre à Genève défendre leur vision du monde.
"Pékin considère que l'on ne doit pas se mêler des affaires d'un pays,
souligne un diplomate occidental. Il s'oppose donc systématiquement à la
constitution de commissions d'enquête, que ce soit au Yémen ou en
Birmanie. C'est aussi un moyen de se prémunir contre d'éventuelles
investigations au Xinjiang ou au Tibet..." Cela ne risque toutefois pas
d'arriver.
"Personne ne veut se priver du marché chinois, déplore Nicole
(prénom modifié), salariée permanente à l'ONU. Du coup, on tape
beaucoup plus facilement sur le Nicaragua que sur les exactions
chinoises au Xinjiang. C'est justement ce que l'on reprochait à la
défunte Commission." Signe des temps, Pékin a monté, pendant la dernière
session, une exposition consacrée aux 40 ans des droits de l'homme en
Chine. Initiative osée de la part du pays qui compterait le plus grand
nombre de condamnés à mort au monde...
Stalactites fluo
Durant
les discussions, les diplomates cherchent à obtenir un large consensus,
sans quoi leur résolution passera inaperçue. Résultat, leur journée
type ressemble à ça : le matin, "plénière" sur la prévention des
génocides dans l'immense salle XX, au premier étage, sous l'improbable
plafond constellé de stalactites fluorescentes, oeuvre de l'artiste
espagnol Miquel Barceló. A midi, sandwich au bar Serpent, en compagnie
d'une délégation asiatique, histoire de consolider une alliance. A 15
heures, une rencontre officieuse, un "side event" sur le Yémen,
dans une petite salle en sous-sol, pour faire passer un message ou
tester un éventuel allié. A 17 heures, "informel" sur la situation en
Birmanie. Ces huis clos, permettent de faire avancer les dossiers... et
de marchander.
Donnant-donnant
Cas
classique : un pays a besoin de voix pour faire passer son texte. Il va
offrir son soutien à un autre État... en échange de son vote. "Tout le
monde fait ça, confie une diplomate suisse. Lors de la 32e session, le
Salvador nous a aidés à faire passer un texte. En échange, nous avons
appuyé leur déclaration commune pour la jeunesse." "C'est comme un
marché, tout le monde vient faire ses emplettes", résume Catherine
Fiankan-Bokonga, correspondante permanente aux Nations unies depuis
dix-huit ans, notamment pour France 24.
Pour emporter
la mise, tous les moyens sont bons. Technique en vogue, la
"contre-résolution" permet de neutraliser un pays trop vindicatif. L'an
dernier, l'Union européenne avait, par exemple, proposé la création
d'une commission pour enquêter sur les crimes d'opposants politiques au
Burundi. Une mesure jugée trop intrusive par le groupe africain, qui a,
de son côté, préparé un texte beaucoup moins contraignant pour leur
"frère burundais". Les deux résolutions ont été votées... et cohabitent
toujours, un an plus tard !
ONG de pacotille
Autre astuce, les fausses ONG. On les appelle les "gongos" (acronyme de Government-Organized Non-Governmental Organization).
Financées par des États, elles sont, en réalité, des faux nez. "Elles
se comptent par dizaines et sont très bien structurées, révèle Jean
Ziegler. Récemment, deux soi-disant ONG chinoises ont ainsi organisé un
'side event', durant lequel elles ont loué la liberté religieuse en
Chine. Des gongos marocaines ont aussi monté des conférences pour nier
l'existence de troubles dans le Sahara occidental."
Mais il y a
pire. Certaines ONG, aux noms souvent fantaisistes, louent leurs
services pour des prix relativement élevés - "entre 50 000 et 100 000
dollars", précise Jean Ziegler. Un État voyou doit défendre son bilan
devant le Conseil ? La veille, l'une de ces "ONG" organise une
conférence de presse et, rapports à l'appui, vante les vertus
démocratiques de son client... "Ces pseudo-ONG peuvent parler de
n'importe quoi, s'énerve une diplomate. Le Sri Lanka y a recours,
l'Erythrée et le Burundi, aussi."
Discours ridicules
Mais que fait le Conseil ? En réalité, rien. Car ces "ONG" ont été
accréditées par le Conseil économique et social des Nations unies, à New
York. Comment ? "Grâce à leurs appuis politiques", répond Eleanor
Openshaw, directeur du bureau new-yorkais de l'ONG ISHR. Ainsi adoubées,
elles peuvent, en toute impunité, prendre la parole en séance plénière,
même si elles n'ont aucune légitimité ! "Elles enchaînent des discours
sans fin et parfois ridicules, tel ce prétendu génocide en Macédoine,
déplore Eric Tistounet. C'est très frustrant. Le pire, c'est qu'il y en a
de plus en plus."
Cette profusion d'interventions a
des effets pervers. Ces fausses ONG noient les interventions des vraies
et prennent en otage les discussions, déjà longues, qui se résument
souvent à une succession d'interventions de deux à trois minutes. Avec
un résultat prévisible : "On effleure trop de sujets, il n'y a pas de
débats", regrette Kamel Chir, sous-directeur des droits de l'homme au
ministère algérien des Affaires étrangères.
Cela, Vojislav Suc
en est conscient. Le président du Conseil veut profiter de son mandat
pour réformer l'instance. "Il faut se donner plus de temps et traiter
les sujets plus en profondeur", reconnaît-il.
Népotisme éclairé
Un
autre danger guette : le népotisme. Ce mois d'octobre, un tiers du
Conseil doit être renouvelé. Chacun des cinq "blocs" régionaux dispose
d'un quota de sièges. Or ces groupes présentent exactement le même
nombre de candidats qu'il y a de sièges disponibles ! Dans ce sanctuaire
autoproclamé de la démocratie, l'élection est ainsi jouée d'avance,
comme en Corée du Nord ! D'où la présence d'"États voyous" parmi les 47
membres du Conseil.
En décembre prochain, l'ONU célébrera le 70e
anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme. Mais la fête
risque d'être triste, tant la situation des droits humains s'est
dégradée dans le monde ces dernières années. Comme le résumait, avec une
certaine morgue, un diplomate : "Heureusement que l'on a écrit la
Déclaration des droits de l'homme après la guerre ! De nos jours, on
n'arriverait même pas à se mettre d'accord sur le préambule..."
LIEN D´ORIGINE: https://www.lexpress.fr/actualite/onu-magouilles-en-coulisses_2037120.html?Echobox=1538223627&utm_medium=Social&utm_source=Twitter&utm_term=Autofeed